Inégalités sociales et alimentation - Besoins et attentes des personnes en situation d’insécurité alimentaire
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Florence Brunet, Pauline Kertudo, Benjamin Badia, Audrey Carrera et Florence Tith [1]
Résumé
L’insécurité alimentaire concerne, en France, des populations aux profils divers. Afin d’approfondir les connaissances sur leurs pratiques, représentations et parcours de vie, le ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt et FranceAgriMer ont confié en 2013 à FORS-Recherche sociale la réalisation d’une étude [2] visant à analyser les besoins et les attentes des personnes en situation d’insécurité alimentaire, bénéficiaires ou non de l’aide alimentaire. Il importait également d’identifier des pistes d’amélioration et d’ouvrir des perspectives pour les dispositifs d’aide actuels et futurs. Basée sur une méthodologie d’enquête qualitative incluant la réalisation d’entretiens auprès de ménages aux ressources modestes, cette étude explore la réalité des contraintes vécues par les ménages au regard de l’alimentation, ainsi que les stratégies qu’ils mobilisent et les leviers qu’ils activent pour y faire face. Le ressenti des ménages à l’égard de leur situation alimentaire n’est pas systématiquement corrélé au degré d’insécurité alimentaire déclaré et varie en fonction de plusieurs facteurs ; il en est de même pour le recours à l’aide alimentaire. Cette étude a permis de faire dégager quatre modes de gestion différenciés de la contrainte alimentaire : le type des « autogestionnaires », celui des « gestionnaires indirects », les profils « multiactivateurs » et enfin, « mono-gestionnaires ».
Mots clés
Insécurité alimentaire, aide alimentaire, plus démunis, précarité sociale
Le texte ci-après ne représente pas nécessairement les positions officielles du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. Il n’engage que ses auteurs.
Introduction
En 2012, le Conseil National de l’Alimentation (CNA) a retenu la notion « d’insécurité alimentaire » pour qualifier la situation des personnes qui « n’ont pas accès à une alimentation sûre et nutritive en quantité suffisante, qui satisfasse leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine » [3]. L’insécurité alimentaire renvoie à la fois à la disponibilité des denrées alimentaires, à leur accessibilité physique et économique et à leurs propriétés nutritionnelles et sanitaires. Elle intègre la question des préférences alimentaires et comporte également une dimension temporelle, puisqu’elle peut être permanente, chronique ou temporaire. Toutes les personnes en situation d’insécurité alimentaire ne souffrent pas de la faim, mais elles subissent des restrictions quantitatives ou qualitatives qui affectent leur alimentation, leur qualité de vie, leur bien-être et leur santé. Les travaux de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale (ONPES), fondés sur les résultats de l’enquête nationale INCA 2 [4] (AFSSA, 2009) réalisée en 2006-2007, estiment qu’environ 12%des adultes vivraient dans un foyer en insécurité alimentaire pour raisons financières (Darmon et al., 2010).
L’aide alimentaire, en partie financée en France par le Fonds Européen d’Aide aux plus Démunis (FEAD) et par les Crédits Nationaux aux Épiceries sociales (CNES), représente l’une des modalités de réponse publique aux difficultés alimentaires des ménages. Déclinée localement par les structures associatives et les Centres Communaux (ou Intercommunaux) d’Action Sociale (CCAS, CIAS), cette aide se présente sous différentes formes. De la distribution de repas chauds, de colis d’urgence ou de paniers, à l’accès aux épiceries sociales et solidaires, ou encore aux aides financières, ses modes de prescription et de distribution sont multiples et varient tant en fonction de l’histoire des opérateurs, que des publics concernés, suivant leur degré de précarité et d’autonomie.
Dans un contexte de précarisation croissante d’une frange de plus en plus large de la population [5], les demandes adressées aux associations et organismes distributeurs de l’aide alimentaire sont en constante augmentation. En 2013, les quatre associations bénéficiant directement des denrées achetées dans le cadre de l’aide alimentaire européenne [6] comptaient 3,9 millions de bénéficiaires, que ce soit de manière directe ou à travers des associations partenaires [7].
Malgré les efforts réalisés en matière d’aide alimentaire, les chiffres avancés par l’ONPES semblent indiquer qu’un certain nombre de ménages soumis à des restrictions alimentaires, du fait de leurs difficultés financières, ne recourent pas aux dispositifs d’aide existants. Ces données soulèvent donc la question du non-recours aux aides, du ciblage des dispositifs d’aide et, plus largement, celle de la connaissance du phénomène d’insécurité alimentaire et des ménages qui en sont victimes.
Des enquêtes nationales ont été réalisées sur les pratiques alimentaires des Français (INCA1 et INCA2) ou sur les ménages bénéficiaires de l’aide alimentaire (ABENA1 et ABENA2 [8]). Mais rares sont les travaux consacrés à l’analyse qualitative des profils, pratiques, représentations et parcours de vie des ménages démunis en situation d’insécurité alimentaire en France.
Pour approfondir la connaissance de ces phénomènes, le ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt et FranceAgriMer ont confié à FORS-Recherche sociale la réalisation d’une étude visant à analyser les besoins et les attentes, en matière d’alimentation, des ménages qui sont victimes d’insécurité alimentaire, qu’ils soient bénéficiaires de l’aide alimentaire ou non, afin d’identifier des pistes d’amélioration et d’ouvrir des perspectives pour les dispositifs d’aide alimentaire actuels, mais aussi futurs.
Fondée sur une méthodologie d’enquête qualitative, l’étude s’articule en trois volets :
cadrage théorique de la notion « d’insécurité alimentaire », état des lieux des dispositifs d’aide alimentaire existants et repérage des expériences innovantes ;
enquête par entretiens semi-directifs auprès de 26 acteurs locaux (structures d’aide alimentaire, CCAS, services sociaux polyvalents des Conseils généraux, associations) et de 85 ménages aux ressources modestes ;
réflexion sur des pistes d’amélioration possibles en matière de lutte contre l’insécurité alimentaire.
Dans le présent article, tiré des résultats de l’étude, nous reviendrons sur la notion d’insécurité alimentaire et sur les indicateurs et outils de mesure utilisés pour l’évaluer. Ensuite, nous donnerons des éléments sur notre méthode d’enquête et détaillerons la façon dont s’exprime l’insécurité alimentaire chez les ménages enquêtés, leurs vécus et leurs pratiques en matière d’alimentation. Ces éléments permettront d’esquisser une catégorisation des différents modes de gestion de la « contrainte alimentaire », et de mieux cerner les attentes des ménages et leurs besoins au regard des dispositifs d’aide alimentaire.
1. L’insécurité alimentaire : un phénomène complexe à mesurer et à qualifier
1.1. De la sécurité à l’insécurité alimentaire : l’institutionnalisation d’une catégorie
La notion de « sécurité alimentaire » apparaît au niveau international en 1974, lors du Sommet mondial de l’alimentation, où elle est définie comme « la capacité de tout temps d’approvisionner le monde en produits de base, pour soutenir une croissance de la consommation alimentaire, tout en maîtrisant les fluctuations et les prix ». Il s’agit, dans le cadre de la lutte contre les crises alimentaires qui frappent le monde, de définir un cadre pour l’action de l’Organisation des Nations unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO) en direction des pays en voie de développement. La notion vise la question de l’adéquation entre la production et les besoins quantitatifs à l’échelle d’un État ou d’une région.
Les définitions de la sécurité alimentaire ne donneront une place à l’individu qu’à partir des années 1980. En 1983, la FAO introduit ainsi la notion de « personne » et en 1986, la Banque mondiale publie un rapport intitulé Pauvreté et faim comportant un critère lié à la qualité des aliments et à l’état de santé de l’individu.
La portée analytique de ces catégories est alors de plus en plus discutée. En 1992, Kathy L. Radimer, avance, en contrepoint aux définitions officielles, le concept d’« insécurité alimentaire », proposé à la suite d’une enquête par entretiens auprès de femmes souffrant, ayant souffert ou ayant peur de souffrir de la faim. Sa définition, en faisant référence à « la disponibilité limitée ou incertaine d’aliments adéquats nutritionnellement et sûrs, ou une capacité limitée ou incertaine pour acquérir des aliments appropriés par des moyens socialement acceptables » (Radimer, 1992) apparaît bien plus qualitative que les acceptions internationales.
Le Sommet mondial de l’alimentation de 1996 permet de dégager une formulation consensuelle de la sécurité alimentaire : « La sécurité alimentaire est assurée quand toutes les personnes, en tout temps, ont économiquement, socialement et physiquement accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive qui satisfait leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine ».
En 2012, le CNA français en retient le négatif : « L’insécurité alimentaire est un indicateur subjectif qui correspond à une situation dans laquelle des personnes n’ont pas accès à une alimentation sûre et nutritive en quantité suffisante, qui satisfasse leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine ».
1.2. Un phénomène multidimensionnel, difficile à mesurer
La définition du CNA comporte certaines limites :
elle ne rend pas compte de la dimension d’acceptabilité sociale mise en avant par Kathy L. Radimer et son équipe, par référence aux différentes situations dans lesquelles la manière d’accéder aux aliments n’est pas considérée comme socialement acceptable par les individus ;
l’insécurité alimentaire peut être collective ou individuelle, et toucher ainsi tous les membres d’un ménage ou une seule personne. Il arrive ainsi régulièrement que, dans certaines familles, les parents se privent pour permettre à leurs enfants d’être préservés de l’insécurité alimentaire.
Toutefois, les termes choisis permettent d’éviter un certain nombre de raccourcis abusifs et de malentendus. L’insécurité alimentaire n’est pas superposable :
à la notion de « faim ». Si les individus qui souffrent de la faim peuvent être généralement considérés comme en situation d’insécurité alimentaire, toutes les personnes en situation d’insécurité alimentaire ne souffrent pas de la faim ;
à la notion de « pauvreté ». Alors que le risque d’être en insécurité alimentaire augmente quand le revenu diminue, la relation entre faiblesse des ressources et insécurité alimentaire n’est pas systématique.
Sans remettre en question le pourcentage avancé par l’ONPES, il est délicat de mesurer le nombre de ménages français en situation d’insécurité alimentaire de façon précise. Les difficultés d’objectivation sont inhérentes à un concept renvoyant à des réalités « relatives » et « subjectives », de portée à la fois « qualitative » – l’appréciation d’insécurité alimentaire reposant pour partie sur le ressenti et les préférences des personnes concernées – et « quantitative » – puisque l’accès aux ressources alimentaires est, lui, mesurable par référence à une échelle des besoins « nutritionnels », « physiques », « de base », « moyens », etc. et à des échelles de prix (pouvoir d’achat).
Les différentes dimensions, subjectives et objectives, qui composent la notion d’insécurité alimentaire ouvrent ainsi un large éventail de possibilités. L’insécurité alimentaire n’est pas une caractéristique continue, un état constant. Elle n’est pas constitutive du profil des ménages concernés, comme peuvent l’être par exemple l’âge, le niveau de revenus ou de diplôme, etc. C’est plutôt une « situation » – durable, momentanée ou transitoire – insérée dans un processus dynamique – une trajectoire –, qui peut concerner un ou plusieurs membres d’un même foyer, et à laquelle les ménages tentent de s’adapter par des arbitrages budgétaires et des pratiques alimentaires qui peuvent inclure, ou non, le recours à l’aide alimentaire.
Les indicateurs utilisés aujourd’hui en France s’inspirent en grande partie du dispositif d’enquête américain en dix-huit questions du US National Household Food Security Survey, créé dans les années 1990 afin de mesurer l’insécurité alimentaire aux États-Unis [9]. Plusieurs enquêtes permettent d’estimer le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire à un instant t et leur évolution dans le temps. Outre l’étude INCA 2 évoquée précédemment, citons le programme pluridisciplinaire « Santé, Inégalité et Ruptures Sociales » (SIRS) (Martin-Fernandez et al., 2013), mené sous l’égide de l’INSERM, portant sur une cohorte de 3 000 Franciliens, ou encore le Baromètre santé nutrition 2008 (Escalon et al., 2009), réalisé par l’INPES et portant sur un échantillon de 4 714 personnes âgées de 12 à 75 ans. L’enquête Environnement, SanTé, Biosurveillance Activité physique et Nutrition (ESTEBAN), en cours de réalisation sous l’égide de l’Institut de Veille Sanitaire (InVS), et dont les résultats seront disponibles en 2016, devrait livrer des données plus précises quant aux situations d’insécurité alimentaire en France.
Ces enquêtes permettent d’identifier des « facteurs de risques » associés à l’insécurité alimentaire. Un faible niveau de revenus et la dégradation de la situation financière ressortent comme des facteurs importants : dans l’enquête INCA2, la part de personnes en insécurité alimentaire parmi les ménages à faible revenu (moins de 908 euros par mois pour un adulte seul) est trois fois plus importante que chez les personnes ayant des revenus supérieurs [10]. Pourtant, le niveau de revenus n’explique pas tout : on trouve ainsi, parmi les ménages en insécurité alimentaire, davantage d’individus déclarant connaître des difficultés financières que d’individus à bas revenu. L’insécurité alimentaire serait également liée à des problèmes de gestion de budget et d’accidents de la vie mettant en péril la stabilité économique des ménages. D’autres facteurs sont repérables : la situation familiale (les jeunes isolés étant davantage touchés), le sexe féminin, mais aussi un faible niveau de diplôme ou la catégorie socioprofessionnelle.
On le voit, ces « facteurs de risques », descriptifs mais peu explicatifs, apportent peu d’éléments de compréhension sur les dynamiques de production de l’insécurité alimentaire.
1.3. Quelques hypothèses sur les profils des bénéficiaires de l’aide alimentaire et des non-bénéficiaires à partir des données existantes
Les enquêtes ABENA 1 et 2 sur les bénéficiaires de l’aide alimentaire [11] soulignent que leurs profils ont évolué ces dernières années, à la fois sous l’effet de la progression des séparations familiales, sources de fragilisation des ménages, et sous l’effet d’une extension de la précarité à des publics jusqu’alors épargnés, mieux insérés socialement, en emploi ou retraités.
Les raisons du recours à l’aide alimentaire sont variables (accident de la vie, déséquilibre financier lié aux dépenses du foyer, précarité liée aux conditions d’emploi ou à l’absence d’emploi, conditions de logement précaires). Les ménages bénéficiaires de l’aide alimentaire se caractérisent par une inscription longue dans le dispositif (un ménage sur deux y a recours depuis plus de deux ans). En outre, les degrés de dépendance à l’aide alimentaire diffèrent : alors qu’elle ne constitue qu’un soutien et un complément à l’alimentation pour certains ménages, elle peut représenter la composante prépondérante de l’alimentation pour d’autres, voire la seule source d’approvisionnement pour les ménages qui ne disposent d’aucune ressource (en particulier ceux en situation administrative irrégulière).
Si les bénéficiaires de l’aide alimentaire ont fait l’objet d’enquêtes dédiées, peu d’études, en revanche, éclairent les profils des ménages en insécurité alimentaire qui ne recourent pas à l’aide alimentaire. Les études sur le non-recours au Revenu de Solidarité Active (RSA) (Okbani, 2013) permettent cependant d’avancer quelques hypothèses sur les raisons du non-recours aux dispositifs – en particulier, la méconnaissance de l’offre, l’inadaptation de cette dernière aux besoins des ménages en raison du maillage insuffisant des dispositifs d’aide, ou encore les difficultés d’accès physique aux structures. Le non-recours volontaire est également possible, lié à une logique de distanciation de l’offre existante, en raison d’un coût symbolique jugé trop élevé et, le cas échéant, du refus d’un « don sans contrepartie ».
2. Méthodologie de l’étude
Sur la base de ces différents éléments, il a semblé pertinent de développer, dans le cadre de notre étude, une approche « typologique » et « qualitative » des réalités de l’insécurité alimentaire, à la fois pour compléter les connaissances existantes et pour tester des hypothèses tirées des recherches sur des sujets voisins.
Le premier volet de l’étude a porté sur le cadrage théorique de la notion « d’insécurité alimentaire » et sur un état des lieux des dispositifs d’aide alimentaire existants, de façon à affiner les hypothèses de travail nécessaires à la réalisation d’une enquête qualitative auprès des ménages. Des sources documentaires de divers types ont été compilées et analysées : études qualitatives, enquêtes statistiques, rapports officiels, articles de presse, ou encore rapports d’activités ou rapports d’évaluation des organismes associatifs. Une dizaine d’entretiens exploratoires a complété ce travail d’analyse bibliographique et documentaire, réalisés avec des experts et chercheurs de différentes disciplines ayant travaillé sur la question des pratiques alimentaires des personnes défavorisées, des représentants des têtes de réseaux associatives impliquées dans la distribution de l’aide alimentaire et des acteurs institutionnels administratifs impliqués dans la gestion et la mise en œuvre de l’aide alimentaire.
Le volet principal a consisté en une enquête par entretiens semi-directifs auprès de 26 acteurs locaux (structures d’aide alimentaire, CCAS, services sociaux polyvalents des Conseils généraux, associations) et de 85 ménages aux ressources modestes. Cette enquête qualitative s’est déroulée dans quatre départements, choisis de façon à assurer une certaine diversité de contextes géographiques et socio-économiques (degré d’urbanisation, attractivité, dynamisme économique, problématiques sociales rencontrées et réponses apportées en matière d’aide alimentaire – densité du réseau d’associations et diversité des modes de distribution). Ont ainsi été retenus deux départements à dominante rurale (Ardèche et Drôme), un département urbain dense marqué par la précarité (Seine-Saint-Denis) et un département marqué par la désindustrialisation (Moselle).
Une approche large et compréhensive de l’insécurité alimentaire a été privilégiée au moment de la constitution de l’échantillon, comme à celui du recueil des données ou de l’interprétation des résultats. En effet, il fallait pouvoir saisir à la fois les comportements des ménages et leurs représentations de leurs situations, approcher tant leurs conduites alimentaires objectives que leurs jugements portés sur ces conduites.
Pour bien mettre en perspective l’objet d’étude « insécurité alimentaire », nous avons choisi de rencontrer des bénéficiaires comme des non-bénéficiaires de l’aide alimentaire, et de varier le profil socio-économique des ménages et leurs niveaux de ressources. Ainsi, l’échantillonnage des ménages a été réalisé de façon à ne pas rencontrer uniquement des personnes en grande précarité mais également des ménages dont le niveau de ressources se situe légèrement au-dessus des seuils permettant le déclenchement de certaines aides sociales (ressources avoisinant le SMIC – Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance).
L’échantillon des enquêtés est donc composé de ménages aux ressources modestes, en insécurité alimentaire ou pas, bénéficiaires ou non bénéficiaires de l’aide alimentaire. Ces ménages ont été proposés, localement, par des acteurs intervenant dans le champ de l’action sociale (Conseils généraux, associations de lutte contre l’exclusion) et dans le champ de l’aide alimentaire (centres de distribution associatifs, CCAS, épiceries sociales).
Au total, 85 ménages, dont 70 ayant bénéficié au cours des douze derniers mois d’une aide alimentaire, et 15 non-bénéficiaires, ont ensuite été rencontrés courant 2014 dans le cadre d’entretiens semi-directifs approfondis d’1h30 environ, portant sur trois principaux volets : les pratiques et représentations liées à l’alimentation en général, la gestion du budget, et les raisons du recours ou du non-recours aux dispositifs d’aide alimentaire. Une question issue du questionnaire de l’étude INCA2 visant à apprécier le degré d’insécurité alimentaire des ménages a également été intégrée au guide d’entretien (encadré 1).
Les tableaux suivants fournissent une caractérisation synthétique de l’échantillon. Pour chaque zone géographique étudiée (Drôme et Ardèche, Moselle et Seine-Saint-Denis), est présentée la répartition des ménages selon leur statut par rapport à l’aide alimentaire (bénéficiaire ou non-bénéficiaire) et la composition de la famille [personne seule avec ou sans enfant(s), couple avec ou sans enfant(s)]. Pour les ménages bénéficiaires, est également indiqué le cadre de distribution dans lequel ils ont été interrogés. Il convient de noter ici que, parmi ces ménages, certains (« multi-activateurs ») ont indiqué solliciter plusieurs dispositifs différents d’aide alimentaire : par souci de lisibilité, les tableaux ne comptabilisent pas ces recours pluriels et seul est renseigné le dispositif d’aide dans lequel chaque ménage a été rencontré.
Les femmes constituent la majorité de l’effectif (71 % ), les familles monoparentales représentant près de 40 %du total. 32 %des personnes rencontrées ont entre 26-40 ans et 49 %entre 41 - 60 ans. En outre, les CCAS rencontrés ont joué un rôle important dans la mise en relation avec le public vieillissant : 14 %sont des personnes âgées de plus de 60 ans.
L’échantillon comporte une surreprésentation de ménages sans emploi (66 %de l’échantillon). Corollaire de la situation des ménages au regard de l’emploi, environ la moitié des personnes rencontrées sont bénéficiaires de minima sociaux parmi lesquels le Revenu de Solidarité Active (RSA), l’Allocation Adulte Handicapé (AAH), l’Allocation de Solidarité Spécifique (ASS) et l’Allocation de Solidarité aux Personnes Âgées (ASPA). Une partie de cet échantillon (16 % ) déclare également n’avoir aucune ressource. On retrouve dans cette situation des ménages sans-papiers ne pouvant prétendre à l’aide sociale et des personnes dans une période de latence avant l’ouverture de leurs droits administratifs.
Une telle approche ne permet pas de prétendre à la représentativité statistique. Elle permet en revanche d’approfondir certaines thématiques ou problématiques liées aux caractéristiques des ménages en situation d’insécurité alimentaire. Par ailleurs, les personnes non-bénéficiaires de l’aide alimentaire sont sous-représentées dans l’échantillon, notamment parce qu’une partie des personnes repérées initialement comme non-bénéficiaires par le biais des services sociaux spécialisés et des associations généralistes se sont avérées l’être, ou l’avoir été au cours de l’année précédente. Au-delà de ce constat, les entretiens nous ont amenés à réenvisager la notion de « bénéficiaire » ou de « non-bénéficiaire » de l’aide alimentaire, qui représentait initialement une ligne de partage structurante. Le recours ou le non-recours aux dispositifs d’aide alimentaire ne départage pas des types de publics aux profils distincts : à l’instar de l’insécurité alimentaire, le recours à l’aide alimentaire s’inscrit dans un processus dynamique qui peut être jalonné d’entrées et de sorties du dispositif.
3. Résultats
Pour cet article, nous avons privilégié les développements consacrés à l’insécurité alimentaire telle que les individus interrogés en font l’expérience. Les extraits d’entretien repris ci-après sont contextualisés en indiquant des éléments tels que l’âge, le sexe, le département et l’autopositionnement sur l’échelle d’insécurité alimentaire présentée dans l’encadré 1. Le rapport d’étude comporte des considérations sur la structuration de l’aide alimentaire en France, qui ne sont pas reprises ici.
3.1. Une contrainte alimentaire d’intensité variable : formes et manifestations de l’insécurité alimentaire chez les ménages enquêtés
Une partie du questionnaire visait à comprendre comment se structurent les pratiques alimentaires des ménages, en analysant notamment les principes et normes auxquels ils se réfèrent en matière d’alimentation.
L’idéal du « modèle alimentaire français »
Les ménages de notre échantillon se rapprochent des ménages français dans leur ensemble, et leurs propos se rattachent en de nombreux points au « modèle alimentaire français » mis en avant par la sociologie de l’alimentation (Poulain, 2002). Ce modèle repose principalement sur trois critères que sont le primât du goût, les pratiques de convivialité et les règles conditionnant la prise alimentaire [12].
Les discours des personnes rencontrées se réfèrent ainsi largement à ce « modèle alimentaire » :
« Il faudrait manger trop fois par jour. Un petit déjeuner copieux, un déjeuner qui permet de tenir le restant de la journée, et puis le soir quelque chose de plus léger. Je connais les règles pour être en bonne santé, mais ça n’est pas toujours facile de les tenir » (femme, 72 ans, Moselle).
« Je fais beaucoup à manger, car j’ai souvent du monde à la maison : mon ami, la personne dont je m’occupe, chez qui je fais le ménage, un voisin qui vient de temps en temps faire du bricolage et que j’invite à manger. C’est important ces moments de convivialité. Si j’étais seule ça serait un œuf au plat, un fromage et une salade... je mangerais mal » (femme, 65 ans, Ardèche).
En dehors de ces principes, d’autres normes alimentaires sont très largement perceptibles dans le discours des enquêtés : les préceptes de santé publique (« manger équilibré »), qui semblent relativement bien intériorisés, mais aussi des normes relatives à la fonction nourricière de l’alimentation, le fondement de la compétence parentale étant, pour les mères surtout, d’être en capacité d’alimenter son enfant à la fois quantitativement et qualitativement.
Des pratiques alimentaires contraintes
Les résultats de l’enquête qualitative tendent à confirmer, sur certains points, les éléments apportés par de précédentes études sur les bénéficiaires de l’aide alimentaire. Ils précisent notamment la réalité des contraintes vécues par les ménages au regard de l’alimentation. Sous l’effet de divers facteurs qui souvent se cumulent et se renforcent, tels que la faiblesse des ressources financières, les difficultés de logement, les contraintes professionnelles, les pathologies physiques ou la détresse psychique, les ménages voient leurs pratiques alimentaires contraintes, à des degrés variables qui font écho aux degrés d’insécurité alimentaire déclarés lors des entretiens. Plusieurs phénomènes sont ainsi relevés : la restriction des quantités d’aliments et du nombre de repas quotidiens, le recentrage sur des aliments roboratifs, l’exclusion de certains types d’aliments (viandes, poissons, légumes) et la monotonie alimentaire.
« Je mange une fois par jour, le soir. Si je mange le midi, ensuite j’ai à nouveau faim le soir... Le dimanche, il m’arrive souvent de ne pas manger, je dors ou je m’occupe pour ne pas avoir faim » (homme, 33 ans, Drôme).
« Mon mari et moi, on mange les restes des enfants, et on rajoute quelques trucs pour compléter l’assiette. On passe les enfants en priorité et dès qu’ils sont rassasiés, on mange les restes » (femme, 40 ans, Moselle).
« On achète ce qu’il manque, des produits qui remplissent bien le ventre, pour pas qu’on ait faim, comme du riz, des pâtes, des pommes de terre » (femme, 45 ans, Moselle).
« J’ai mangé dehors le mois dernier juste parce que je ne peux pas cuisiner à l’hôtel. On va au Mac Do, au grec… au moins cher, on pend des menus à 5 €. Si j’arrive à l’hôtel et que la cuisine est blindée, je ne vais pas attendre 21h. Pour les enfants, ça n’est pas possible. J’achète donc un truc vite fait pour qu’ils mangent et qu’ils puissent dormir » (femme, 29 ans, Seine-Saint-Denis).
Ces contraintes multiples, qui tendent à se cumuler et qui limitent considérablement l’accès des ménages aux aliments de leur choix (ceux qu’ils apprécient, qu’ils ont depuis toujours l’habitude de manger, ou dont ils ont besoin par rapport à leur état de santé), ne sont pas sans conséquences sur leur rapport à l’alimentation. Ainsi, la précarité sociale fragilise la fonction sociale et conviviale de l’alimentation, et se traduit parfois par la perte de l’envie et du goût de s’alimenter.
« Avant, j’aimais bien faire les magasins en réfléchissant à ce que je pourrais cuisiner le soir. Mais depuis un certain temps, je n’ai pas ouvert un livre de cuisine : on est obligé de faire avec ce qu’on a (...) Quand on n’a pas de sous, on mange parce qu’on a faim, pas pour se faire plaisir » (femme, 25 ans, Ardèche).
Les situations ne sont cependant pas homogènes. On observe en quelque sorte un phénomène de graduation de la contrainte alimentaire, suivant un continuum allant de la contrainte la plus « faible » à la contrainte la plus « forte ». Parmi notre échantillon de ménages, l’ensemble des situations vis-à-vis de la contrainte alimentaire est représenté. Environ la moitié de notre échantillon se positionne en IA2, c’est-à-dire que les ménages estiment avoir « assez à manger mais pas tous les aliments qu’ils souhaiteraient ».
Cet auto-positionnement met en lumière des situations vécues plus ou moins difficiles. Il confirme par ailleurs l’absence de lien simple entre le niveau de ressources et l’insécurité alimentaire déclarée, puisque seize ménages de notre échantillon ne se déclarent pas en insécurité alimentaire alors même que leurs ressources financières sont comparables, voire parfois inférieures, à celles des autres ménages enquêtés. On retrouve en effet en IA1 des ménages bénéficiaires de minima sociaux (RSA ou pension d’invalidité, par exemple) qui estiment « avoir accès à tous les aliments qu’ils souhaitent ».
Parmi les facteurs engendrant un ressenti particulièrement difficile de l’insécurité alimentaire, se distinguent notamment le parcours antérieur (basculement plus ou moins récent dans la précarité), la présence d’enfants au foyer [13], la présence de pathologies nécessitant un régime spécifique, mais aussi la prégnance des normes alimentaires de référence. Plus l’attachement à ces normes est fort, plus la situation vis-à-vis de l’alimentation est difficile à accepter. L’asymétrie entre normes et pratiques pèse d’autant plus chez les individus des classes populaires, traditionnellement attachées à la consommation et aux formes de prodigalité (Hoggart, 1970, Pétonnet, 1985).
« Mon fils, il est en bonne santé, mais j’ai peur. Des fois, il me dit ‘maman, j’ai faim’. Ça me fait de la peine. J’ai très peur de mal m’en occuper parce que je n’ai pas d’argent et qu’il va lui manquer des choses vitales pour grandir » (femme, 40 ans, Seine-Saint-Denis).
« J’achète les produits les moins chers, pareil pour les fruits et légumes. C’est une obligation, je ne peux pas me permettre de mettre davantage d’argent dedans. Les enfants mangent toujours des produits de moindre qualité, des sortes d’ersatz. On ne sait pas vraiment s’ils ont les mêmes qualités nutritives, ce sont des choses que l’on découvrira dans 20 ou 30 ans » (femme, 36 ans, Moselle).
« Il y a un peu de honte d’être dans le besoin, on ne peut pas recevoir. Alors, les bons amis ils continuent à nous inviter, mais à un moment on est tristes de ne pas pouvoir rendre l’invitation » (femme, 56 ans, Seine-Saint-Denis).
De même, le recours à l’aide alimentaire est plus ou moins bien vécu par les ménages interrogés. Il peut être particulièrement douloureux pour ceux ayant récemment basculé dans la précarité en raison d’un accident de la vie, devenant alors synonyme de « déchéance sociale » (Paugam, 2000).
« Les Restos, j’en avais entendu parler avant, je me disais que c’était très bien, mais je ne pensais pas un jour y venir ! Jamais ! J’avais une bonne situation avant, j’étais mariée, je travaillais... la première fois que je suis venue, j’ai eu mal au ventre, je me suis dit ‘ça y est, je suis en train de quémander’ » (femme, 54 ans, Moselle).
Il peut au contraire être mieux vécu par les ménages ancrés de longue date dans la précarité, possédant déjà une certaine maîtrise du fonctionnement et des acteurs de l’intervention sociale (Dupuy, 2012).
« Ça ne me gêne pas de venir ici, et je continuerai aussi longtemps qu’il le faudra. Je n’ai pas de travail, je suis dans la galère » (femme, 54 ans, Seine-Saint-Denis)
Il ressort également de l’étude que le niveau d’acceptation du recours à l’aide alimentaire varie en fonction de la forme d’aide délivrée. Les différentes formes d’aides sont ainsi conçues par les ménages comme des paliers, correspondant à des étapes porteuses de sens quant à la façon dont ils se représentent leur position dans l’échelle sociale et leurs possibilités de sortie « par le haut » des difficultés qu’ils traversent. À cet égard, les épiceries sociales ont une image moins négative que les structures associatives de distribution alimentaire, qui représentent le cap symbolique que certains ménages rencontrés se refusent à franchir, car il est pour eux synonyme d’enfermement de longue durée dans la précarité et les assimile à une population « d’exclus » dans laquelle ils refusent de se reconnaître.
3.2.Leviers et stratégies de gestion de la contrainte alimentaire
Les entretiens permettent de dégager une variété de stratégies d’ajustement à la contrainte alimentaire. Pour faire face à leurs difficultés, les individus interrogés mobilisent différents leviers en matière d’approvisionnement alimentaire, de préparation et stockage de l’alimentation et de gestion des postes de dépense hors alimentation (entretien et hygiène, énergie, transports, etc.).
Il s’agit en premier lieu du recours au discount alimentaire. La quasi-totalité des ménages interrogés opère un classement des enseignes en fonction du niveau des prix pratiqués, des types de produits proposés, et de l’éloignement géographique du magasin par rapport à leur domicile. Les enseignes de hard discount alimentaire apparaissent toujours en tête du classement réalisé et les produits de premier prix sont privilégiés.
« Il me faut environ 80 euros par mois pour l’alimentation. Je vais toujours dans les supermarchés les moins chers comme Aldi ou Lidl. J’essaie de faire les courses une fois par semaine et de ne pas dépasser mon budget » (homme, 41 ans, Moselle).
Pour les parents interrogés, l’inscription des enfants à la cantine est quasi-systématique. Ce levier permet de lever ou atténuer la crainte de ne pas pouvoir nourrir leurs enfants en quantité suffisante, ou de ne pas être en mesure de leur offrir une alimentation équilibrée. L’inscription à la cantine constitue une garantie : le ou les enfants mangera/mangeront un repas complet et équilibré, au moins une fois dans la journée, et quatre ou cinq fois par semaine. Les frais de restauration scolaire pèsent cependant dans le budget des ménages. Certains sollicitent donc des aides auprès des travailleurs sociaux pour pouvoir payer les frais de cantine. Dans tous les cas, ce poste de dépense n’est pas remis en cause.
« Les enfants mangent à la cantine à midi. C’est important pour eux car ils mangent bio, frais et équilibré » (femme, 39 ans, Drôme).
Par ailleurs, le recours au réseau d’entraide familial ou amical constitue un mode d’approvisionnement spécifique pour une partie des ménages interrogés, de façon régulière ou ponctuelle. Ces solidarités semblent plus fréquentes dans les territoires qui bénéficient d’une urbanisation moins dense, avec une probabilité plus forte d’avoir un proche travaillant dans le monde agricole ou cultivant un jardin. Au-delà des économies réalisées, les ménages valorisent ce mode d’approvisionnement grâce auquel ils consomment des « produits frais » dont ils connaissent la provenance.
« Parfois les grands parents de mon fils nous donnent des œufs, de la charcuterie et des légumes car ils savent que j’aime ça. Ils sont paysans » (femme, 32 ans, Drôme).
« J’ai une tante qui habite au Bourget et qui a un petit jardin. Elle a fait un potager et il y a des fruits et des légumes qu’elle me donne. L’été surtout, je ramène des cerises, des carottes, des fraises, des oignons. C’est bien pratique, ça m’évite d’acheter, je fais des petites économies, mais surtout, je sais d’où ça vient, où ça a poussé » (femme, 40 ans, Seine-saint-Denis).
« J’ai de la chance pour les légumes et les fruits, mes parents habitent dans un petit village à côté de Metz et ils ont un potager. Ils m’en donnent très souvent, environ une ou deux fois par mois. Cela me permet de faire des économies, et puis surtout, je mange des légumes frais » (homme, 41 ans, Moselle).
Une partie des individus interrogés se rend à la fin du marché lorsque les légumes invendus ou abîmés sont bradés, voire donnés gratuitement. Cette stratégie est présentée comme doublement avantageuse, permettant de réaliser des économies et de manger des produits de meilleure qualité qu’en hard discount. Quelques ménages travaillant dans le secteur de la restauration récupèrent les restes de nourriture en fin de service, et de rares enquêtés déclarent « faire les poubelles ».
Les ménages rencontrés ont aussi, en très grande majorité, recours aux services de l’aide alimentaire, affichant des modes de fonctionnement variés en termes de « recrutement », de conditions de distribution, et de produits servis (Darmon et al., 2010). Dans le cadre de notre panel d’enquêtés, cette aide alimentaire prend le plus souvent la forme de paniers de denrées [14]. Elle peut aussi prendre la forme d’aides en espèces ou de dons, de repas chauds ou sandwichs fournis par des centres de distribution. Les épiceries sociales ou solidaires proposent des produits alimentaires (mais également quelques produits d’hygiène et d’entretien) à moindre coût.
Par ailleurs, les ménages interrogés adaptent leurs modes de préparation des repas. Ainsi, le stockage et la congélation apparaissent comme des pratiques répandues. Ils peuvent également être amenés à développer de nouvelles façons de cuisiner. Afin de réaliser des économies, certains ménages font évoluer leurs pratiques alimentaires en faveur du « fait maison ». À défaut de pouvoir diversifier les aliments dont ils disposent, une partie des ménages interrogés tente d’introduire de la variété dans son alimentation quotidienne à travers l’intégration d’aliments de substitution aux recettes existantes (remplacement d’un ingrédient par un autre moins coûteux) ou le changement régulier de l’accompagnement du plat réalisé. Enfin, lorsqu’ils disposent de plats tout prêts, les ménages n’hésitent pas à les recuisiner pour les adapter à leurs goûts.
« Je m’organise tout le temps pour faire des gros plats. Ça veut dire un repas pour trois qui peut durer trois ou quatre jours. Une espèce de grosse marmite. Alors évidemment, on ne mange pas ce plat les quatre repas qui suivent, parce que les enfants et moi, nous en aurions marre. Mais je congèle le plat et je le sers à nouveau la semaine prochaine. Cette organisation me permet de dégager du temps pour moi, pour ma formation, mais c’est aussi un moyen de faire des économies, j’en suis convaincue. J’économise à la fois du temps et de l’argent » (femme, 36 ans, Moselle).
« J’achète à prix cassé et puis je prépare et je congèle pour la plupart. Je fais des réserves, je sais comment cuisiner pour plus tard » (femme, 65 ans, Ardèche).
Ces différents leviers de gestion de l’insécurité alimentaire s’inscrivent dans une logique d’économie ménagère générale affectant l’ensemble des postes de dépense du foyer, bien que certaines dépenses soient volontiers considérées comme prioritaires, comme celles liées au logement. Les ménages interrogés mettent au point des stratégies de réduction pour l’ensemble de leurs postes de dépense, ce qui implique, au-delà de la seule alimentation, l’habillement, le transport, etc. Ils mobilisent sur ces postes des stratégies similaires à celles développées pour atténuer la contrainte alimentaire (achat de produits « premiers prix » dans des lieux spécifiques, dons de proches), et abandonnent d’anciennes pratiques jugées trop coûteuses (en termes de mobilité ou de consommation d’énergie).
3.3. Modalités de gestion de l’insécurité alimentaire et adéquation des réponses apportées par l’aide alimentaire : quatre catégories se dégagent
Pour gérer au mieux les contraintes qu’ils subissent, les ménages activent ces différents leviers différemment en fonction des ressources disponibles dans leur environnement (revenus, amis, congélateur, etc.). La combinaison des leviers dessine des positionnements, des styles ou des « stratégies » spécifiques d’ajustement à la contrainte alimentaire. L’analyse des discours et des pratiques des ménages enquêtés nous amène ainsi à dresser une « typologie » des ménages en fonction de leur mode de gestion de l’insécurité alimentaire et de leur positionnement vis-à-vis de l’aide alimentaire.
Quatre types de ménages ont été dégagés par l’étude. Ces modes de gestion se rapportent moins à des profils-types clairement circonscrits qu’à des « étapes » dans des parcours d’entrée, de sortie et parfois d’ancrage durable dans la précarité. Ainsi, des ménages peuvent passer progressivement d’un mode de gestion à l’autre, en fonction de l’évolution de leur situation (amélioration ou dégradation de celle-ci). En ce sens, l’enquête confirme bien la dimension temporelle de l’insécurité alimentaire. Elle éclaire le caractère discontinu ou durable du recours à l’aide, ainsi que les degrés de dépendance plus ou moins importants des ménages à l’égard des dispositifs d’aide.
- Type 1 - « L’autogestion » de la contrainte alimentaire : une stratégie limitée à la rationalisation des dépenses et au recours à la solidarité familiale
Le premier type identifié est celui des « autogestionnaires ». Il s’agit de ménages ayant connu une baisse de ressources importante (liée à un « accident de la vie », une perte d’emploi, au passage à la retraite, etc.), qui ont essentiellement recours à la solidarité familiale et sociale et ne mobilisent pas l’aide alimentaire en raison d’une méconnaissance des dispositifs, de représentations négatives à l’égard de ces derniers ou parce qu’ils estiment que ces types d’aide ne les concernent pas, par exemple lorsque leurs difficultés leur apparaissent comme transitoires.
La baisse de revenus survient dans un contexte budgétaire où les ménages doivent par ailleurs faire face à d’importantes charges « incompressibles » (loyer ou traites d’emprunt bancaire, frais de transports, etc.), parfois cumulées avec d’autres types de dépenses (frais médicaux, pension alimentaire à régler à leur ex-conjoint, dettes ou crédits à rembourser, etc.).
Confrontés au brutal décalage entre leurs revenus et leurs dépenses mensuelles, les ménages concernés réagissent en modifiant leurs modalités de consommation et en s’efforçant d’économiser sur les postes de dépenses pouvant faire l’objet d’un réajustement immédiat, tels que l’alimentation, les frais d’habillement, les loisirs, etc. Malgré les difficultés financières, un certain nombre de charges incompressibles continuent à être réglées, notamment les loyers ou traites d’emprunt qui font partie des dépenses jugées prioritaires. D’autres postes de dépenses sont également maintenus : les frais de transport ou de téléphone (jugés nécessaires par les ménages qui cherchent un emploi), les dépenses de santé le cas échéant, etc.
Le « raccrochage » de ces ménages aux services sociaux et leur recours à l’aide alimentaire peut être le fruit de plusieurs dynamiques. L’origine peut se trouver dans la prise de conscience d’une installation de la situation de précarité, voire d’une dégradation de la situation, qui les incite à se rapprocher des services du CCAS de leur commune, pour des aides financières ou liées au paiement des factures. Il peut aussi s’opérer de façon indirecte, les ménages sollicitant un service qui n’est pas « étiqueté » comme un service d’action sociale en tant que tel, mais qui va servir de passerelle vers l’aide alimentaire.
Pour autant, parmi les ménages qui passent le cap d’activer les aides sociales, certains peuvent se voir exclus des dispositifs d’aide alimentaire car ne répondant pas aux critères d’attribution.
- Type 2 - L’aide alimentaire comme levier de gestion indirecte du budget pour des ménages aux ressources instables et peu élevées
Le deuxième type est celui des « gestionnaires indirects ». Il s’agit de travailleurs pauvres, au parcours dans l’emploi fragile et chaotique. Leurs ressources sont peu élevées et instables, mais sont néanmoins trop élevées pour leur permettre d’accéder à un certain nombre d’aides sociales, réservées aux bénéficiaires de minima sociaux ou aux personnes sans ressources. Parallèlement, leurs charges mensuelles incompressibles représentent une part importante de leurs revenus. Astreints à une gestion très serrée de leur budget, ces ménages ont peu de marges de manœuvre pour faire face aux imprévus et aux dépenses exceptionnelles. Leur épargne quasi inexistante les rend par ailleurs très sensibles au moindre écart financier : la réparation d’un véhicule, l’achat d’électroménager, un rappel de charges, des frais de santé, etc.
Les ménages de cette catégorie ont franchi le pas et pris contact avec les services sociaux afin d’être aidés. Le recours à l’aide sociale n’est cependant pas motivé par l’insécurité alimentaire stricto sensu : à l’origine, les ménages concernés se sont le plus souvent adressés aux travailleurs sociaux afin d’obtenir une aide pour régler des factures impayées.
Ils mobilisent l’aide alimentaire de façon discontinue, comme variable d’ajustement budgétaire afin d’apurer une dette ou de faire face à une dépense imprévue. Elle leur fournit des denrées de base qu’ils complètent par des achats au sein des commerces classiques, et leur permet ainsi de dégager une marge de manœuvre budgétaire pour d’autres postes de dépense et de maintenir, dans une certaine mesure, leurs pratiques alimentaires habituelles. Le recours de ces ménages à l’aide alimentaire est alors ponctué d’allers-retours dans le dispositif pour des durées relativement courtes.
[15]
À l’égard des dispositifs d’aide, ces ménages expriment un vécu relativement positif, leurs attentes portant essentiellement sur l’accessibilité des structures, dont les horaires ne concordent pas toujours avec leurs contraintes professionnelles.
- Type 3 - Les « multi-activateurs » : des ménages ancrés dans la précarité et qui mobilisent simultanément, et dans la durée, différents dispositifs d’aide alimentaire
Le troisième type est celui des ménages « multi-activateurs », ménages aux ressources peu élevées, ancrés durablement dans la précarité, qui combinent différents leviers et types d’aide alimentaire dans la durée.
Les ménages de ce type sont installés dans la précarité depuis plusieurs années, leurs revenus reposant largement sur les aides sociales (bénéficiaires du RSA, parents isolés sans emploi, chômeurs en fin de droits, etc.). Leurs ressources sont stables, mais structurellement peu élevées au regard de leurs charges courantes. Ces ménages peinent à faire face au « coût de la vie » de manière générale, et ont développé des pratiques et des savoir-faire spécifiques en matière d’économie ménagère. Orientés par les services sociaux, ils ont franchi le cap du recours à l’aide alimentaire et ce recours s’est progressivement inscrit dans la durée et « routinisé » : ils peuvent ainsi passer d’une structure à l’autre, voire fréquenter simultanément plusieurs structures d’aide alimentaire.
Les ménages de ce type expriment un ressenti plus mitigé à l’égard des structures d’aide alimentaire : s’ils y trouvent un réconfort social, ils regrettent néanmoins l’absence de diversité des produits proposés, leur faible qualité gustative, ainsi que les rapports parfois culpabilisants ou infantilisants entretenus avec les intervenants des dispositifs.
Type 4 - Les ménages « mono-gestionnaires », qui n’ont d’autre levier à activer que le recours à l’aide alimentaire
Enfin, le quatrième type est celui des « mono-gestionnaires », des ménages aux ressources très faibles voire inexistantes, qui conjuguent diverses difficultés (administratives, liées au logement, sociales, etc.) et dont l’alimentation est presque entièrement dépendante de la seule aide alimentaire.
Cette catégorie de ménages regroupe des personnes qui vivent un parcours « de galère », caractérisé par les difficultés généralisées, tant sociales qu’économiques, administratives ou résidentielles, qui se cumulent et se renforcent. Dans le cadre de notre échantillon, la figure caractéristique de cette catégorie est celle du ménage sans papiers logé à l’hôtel, et ne bénéficiant d’aucune ressource financière. L’alimentation est une préoccupation forte, qui s’appréhende au jour le jour : l’impératif est de pouvoir se nourrir afin de répondre à des besoins vitaux. Les préoccupations liées au logement sont également très présentes.
Parmi ces ménages, nombreux sont ceux qui ne sont pas intégrés aux circuits de l’action sociale : leur situation administrative les place hors cadre, hors critères. Les aides financières qu’ils mobilisent sont des aides ponctuelles et non pérennes, qui n’assurent pas un minimum de ressources stables. Leur réseau d’entraide est peu étendu et difficile à mobiliser : pour les personnes immigrées, il s’agit d’un réseau communautaire parfois éloigné géographiquement. Les autres ménages de cette catégorie ont peu de ressources familiales et sont relativement désocialisés.
L’aide alimentaire représente parfois leur seule et unique source d’alimentation. Ces ménages n’étant pas en mesure de compléter les denrées distribuées à l’aide alimentaire en s’appuyant sur d’autres sources d’approvisionnement, leurs apports nutritionnels en dépendent largement. De ce fait, dans la mesure où les dispositifs d’aide alimentaire ne sont pas conçus pour fournir l’intégralité des repas, ils subissent une forme de sous-alimentation chronique.
Les attentes de ces ménages portent alors à la fois sur la quantité des aliments proposés, dans la mesure où l’aide n’est pas conçue pour assurer l’intégralité des repas, et sur l’adaptation des aliments délivrés à leurs capacités matérielles (stockage et préparation) et à leurs pratiques alimentaires de référence.
Conclusion
L’enquête qualitative menée auprès de ménages aux ressources modestes, en insécurité alimentaire ou pas, bénéficiaires ou non de l’aide alimentaire, apporte un éclairage complémentaire aux différents travaux menés sur les pratiques alimentaires des plus démunis. Elle permet notamment de préciser la réalité des contraintes vécues par ces ménages au quotidien.
L’étude a permis de dégager quatre modes de gestion de la contrainte alimentaire, correspondant moins à des profils types de ménages qu’à des « étapes » dans des parcours d’entrée, de sortie et parfois d’ancrage dans la précarité. À la lecture des portraits ainsi dressés, surgissent de nombreuses questions sur la nature de l’insécurité alimentaire, la responsabilité des individus et la prise en charge collective de ces situations, à travers les dispositifs d’aide alimentaire. La démarche typologique peut alors enrichir la compréhension des mécanismes d’exclusion et d’« invisibilisation » qui frappent les individus s’écartant des catégories de perception sur lesquelles reposent les politiques d’aide alimentaire.
Les résultats de cette enquête indiquent par ailleurs que les attentes de ces ménages à l’égard de l’alimentation, qu’ils soient bénéficiaires ou non bénéficiaires de l’aide alimentaire, s’organisent autour de trois axes :
la qualité des produits (c’est-à-dire des produits frais, sains et goûteux) ;
la diversité des denrées permettant une alimentation équilibrée et moins monotone ;
l’accès à une certaine autonomie, qu’il s’agisse du choix des denrées ou, dans le cadre de l’aide alimentaire, dans leur rapport aux dispositifs et aux bénévoles.
Ainsi, au regard des attentes et des besoins exprimés par les ménages rencontrés, l’enquête permet d’identifier plusieurs pistes d’actions. L’une d’entre elles consisterait à mieux faire connaître l’aide alimentaire et à améliorer le repérage des ménages en insécurité alimentaire, afin de favoriser leur « raccrochage » aux dispositifs existants, en mobilisant l’ensemble des acteurs intervenant au contact des publics en difficulté. Un autre axe de travail consisterait à faire évoluer la place des usagers au sein des dispositifs d’aide alimentaire, en travaillant notamment à une évolution des représentations des travailleurs sociaux et des bénévoles à l’égard des bénéficiaires.
L’enquête souligne également la nécessité d’améliorer l’accessibilité des dispositifs d’aide alimentaire, en travaillant aussi bien sur l’accès physique et géographique que sur les horaires de distribution et les périodes d’ouverture des structures. Enfin, l’enquête questionne plus largement le sens de l’aide alimentaire, son rôle et ses fonctions actuelles, et invite à penser son articulation avec des formes alternatives à l’aide alimentaire classique, pour répondre aux besoins de l’ensemble des ménages concernés.
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[1] FORS-Recherche sociale - 69, rue Lafayette - 75009 Paris. E-mail : fors@fors-rs.com
[2] Étude réalisée par Florence Brunet, Pauline Kertudo, Benjamin Badia, Audrey Carrera et Florence Tith, avec la collaboration de France Caillavet, décembre 2014. Le rapport final intitulé Inégalités sociales et alimentation. Quels sont les besoins et les attentes en termes d’alimentation des personnes en situation d’insécurité alimentaire et comment les dispositifs d’aide alimentaire peuvent y répondre au mieux ?, est téléchargeable à l’adresse suivante : http://agriculture.gouv.fr/Inegalit...
[3] Conseil national de l’alimentation, avis n° 72 du 22 mars 2012, « Aide alimentaire et accès à l’alimentation des populations démunies en France ».
[4] Étude Individuelle Nationale des Consommations Alimentaires. Pour une présentation rapide, consulter le site internet : www.anses.fr
[5] Rappelons que la pauvreté concernait en 2012, selon les données de l’INSEE, 8,5 millions de personnes soit 13,9 %de la population.
[6] Restaurants du Cœur, Secours Populaire français, Croix Rouge française et Fédération Française des Banques Alimentaires.
[7] Source : DGAL (2013). Ce chiffre a été calculé par les pouvoirs publics sur la base des données transmises par les quatre associations pré-citées dans le cadre du rapport d’exécution du Programme européen d’aide alimentaire 2013.
[8] Étude sur l’alimentation et les besoins nutritionnels des bénéficiaires de l’aide alimentaire, initialement menée en 2004-2005 et reconduite en 2011-2012.
[9] Administré annuellement depuis 1995, le U.S. Household Food Security Survey Module permet de déterminer si le ménage se trouve en situation de sécurité alimentaire (high food security ou marginal food security) ou d’insécurité alimentaire (low food security ou very low food security).
[10] Source : enquête INCA 2.
[11] Voir notamment Bellin-Lestienne C., 2007, César C., 2007, Grange D. et al., 2013.
[12] Mathé et al., 2009, retiennent six points-clés : 1) la prise de trois repas principaux par jour, à plusieurs et autour d’une table, à des heures relativement fixes et communes à tous (petit-déjeuner, déjeuner, dîner) ; 2) un temps de préparation et une durée des repas élevés ; 3) la structuration du repas autour d’au moins trois composantes, prises dans un certain ordre (entrée, plat, dessert) ; 4) une grande importance accordée au goût des aliments ; 5) la prégnance de la diversité alimentaire ; 6) l’intervention de savoir-faire transmis par l’expérience.
[13] Voir à ce sujet la communication donnée par Anna Masullo en 2012 lors d’une conférence du Fonds Français Alimentation & Santé : « une femme, surtout si elle ne travaille pas, a pour activité principale l’alimentation. Mais toutes les étapes – les courses, la cuisine, la consommation des repas – sont soumises à sa situation de précarité. Et si elle a des difficultés à nourrir sa famille, c’est son image de bonne mère qui est en échec » (Masullo, 2012).
[14] Signalons ici que les ménages rencontrés ne font généralement pas la différence, dans leurs discours, entre les appellations officielles « paniers » et « colis » (cette dernière étant réservée aux colis d’urgence), et peuvent utiliser indifféremment les deux mots pour qualifier les paniers.
[15] Le reste à vivre individuel journalier de l’aide alimentaire résulte de la différence entre les ressources et les dépenses contraintes. Les ressources sont : salaires, prestations sociales, pensions, indemnités, retraites. Les dépenses contraintes sont : loyers et charges, assurances et mutuelles, fluides (électricité, eau, gaz, fuel), impôts, taxes et redevances, téléphone et internet, transport (essence, carte bus-métro), scolarité-cantine, garde d’enfants, remboursement de crédits, frais liés à la santé et les versements de pensions alimentaires. Toutefois, il convient de souligner que le mode de calcul du reste-à-vivre peut varier selon les structures, notamment dans le choix des dépenses éligibles.