09 juillet 2013 Info +

Changement de paradigme et création de valeur ajoutée en agriculture : le cas des systèmes bovins herbagers économes du Bocage poitevin

Nadège Garambois [1], Sophie Devienne [2]

Résumé

À rebours d’une évolution générale des systèmes de production bovins laitiers vers l’accroissement de la part du maïs fourrage dans l’alimentation des troupeaux, certains éleveurs de l’Ouest de la France ont développé depuis plusieurs décennies des systèmes de production dont le fonctionnement, centré sur le pâturage de prairies temporaires associant graminées et légumineuses, permet une réduction importante des dépenses dans les intrants et les équipements. Cet article s’intéresse aux modalités de mise en œuvre de ces systèmes herbagers économes depuis 1990 dans le Bocage poitevin, ainsi qu’à la mesure de leur impact économique pour les éleveurs concernés. Ces travaux d’évaluation montrent que le passage en système herbager a permis à ces éleveurs de dégager des revenus disponibles supérieurs malgré de moindres soutiens publics.

Mots clés

Système herbager économe, élevage bovin laitier, évaluation d’impact, développement Agricole

Le texte ci-après ne représente pas nécessairement les positions officielles du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. Il n’engage que ses auteurs.

Introduction

Depuis plusieurs décennies, des éleveurs de l’Ouest de la France ont développé des systèmes bovins herbagers, au sein desquels l’alimentation du troupeau repose très largement sur le pâturage de prairies temporaires de longue durée associant graminées et légumineuses. Des techniques spécifiques de conduite de ces prairies d’association et du troupeau (pâturage tournant, absence de fertilisation azotée de synthèse) ont été mises au point et adoptées dès les années 1950 par des éleveurs bretons, à la suite d’André Pochon (Pochon, 1981, 2008). Certains d’entre eux ont, comme lui, continué à mettre en œuvre ces systèmes à base de prairies temporaires, en dépit du développement général en Bretagne à partir des années 1970 de systèmes d’élevage basés sur l’utilisation croissante du maïs fourrage pour l’alimentation des troupeaux.

En s’inspirant des systèmes élaborés par ces agriculteurs bretons, de petits groupes d’éleveurs se sont progressivement créés dans tout l’Ouest de la France et réorientés depuis plus de vingt ans vers des systèmes bovins herbagers adaptés à leurs conditions pédoclimatiques locales. Ces éleveurs étaient à la recherche d’alternatives, avec un double objectif : maintenir leur revenu tout en modérant l’agrandissement de leur exploitation et leurs dépenses d’investissement et, dans le même temps, réduire leur charge de travail ainsi que les effets négatifs de leurs pratiques agricoles sur l’environnement. Au début des années 1990, ils se sont ainsi lancés, à leur propre initiative, dans de profondes transformations de leur système de production, en diminuant la place du maïs dans les systèmes fourragers au profit du développement des prairies et du pâturage, et ce en dépit des incitations de la Politique Agricole Commune (PAC) qui, à la même époque, instaurait un soutien à la culture de maïs fourrage.

L’un des objectifs des travaux de recherche conduits dans le Bocage poitevin (Garambois, 2011) et présentés dans cet article consistait à mesurer l’impact de ces profondes transformations sur le revenu des éleveurs. Les résultats présentés portent sur les systèmes bovins laitiers développés par les membres de deux associations d’éleveurs implantées dans le Bocage poitevin, le GRADEL [3] (Vendée/Loire-Atlantique) et le Civam du Haut-Bocage [4] (Deux-Sèvres), créées au début des années 1990. L’article est structuré en trois parties : la première détaillant l’approche adoptée ; la seconde centrée sur les processus et l’évolution des systèmes herbagers de 1990 à 2009 et la dernière présentant une analyse détaillée de l’impact économique de ces passages en système herbager pour les éleveurs.

1. Une approche systémique et historique des processus productifs agricoles pour mesurer l’impact des changements de pratique

La recherche a été conduite sur la base d’un travail de terrain approfondi mené entre mars 2007 et avril 2009 dans le Bocage poitevin. Cette région a été choisie car son climat, caractérisé par un déficit hydrique fréquent en été, est moins favorable à la pousse de l’herbe que celui du nord de la Bretagne où ces systèmes herbagers ont été initiés (Pochon, 1981). Les travaux ont été menés en deux temps. Un diagnostic agraire de la petite région agricole du Bocage poitevin a d’abord été réalisé, sur la base duquel a été ensuite conduite une évaluation d’impact, pour les agriculteurs concernés, de la mise en œuvre de systèmes herbagers économes depuis deux décennies.

1.1. Le diagnostic agraire, préalable à l’évaluation de changements de système de production

En amont de l’évaluation d’impact, le diagnostic agraire (Mazoyer, Roudart, 1997 ; Dufumier, 1996 ; Cochet, Devienne, Dufumier, 2007) a porté tout d’abord sur la caractérisation du milieu et l’analyse de sa mise en valeur par les agriculteurs, étape fondamentale dans la compréhension de l’adaptation des pratiques agricoles aux écosystèmes locaux. La réalisation d’une trentaine d’entretiens auprès d’agriculteurs retraités, acteurs des transformations passées de l’agriculture de la région, ainsi que l’analyse des statistiques disponibles ont ensuite permis de reconstituer les transformations de l’agriculture de la région et de mettre en lumière et d’expliquer les processus d’évolution et de différenciation des systèmes de production mis en œuvre par les agriculteurs (Devienne, Wybrecht, 2002 ; Dufumier, Bergeret, 2002). Cette première étape a permis de construire une typologie des systèmes de production actuels, sur la base de laquelle a été choisi un échantillon constitué d’une centaine d’exploitations spécialisées en élevage bovin, dont un tiers mettant en œuvre un système herbager. La réalisation d’entretiens approfondis auprès de ces agriculteurs a permis de caractériser le fonctionnement technique et d’établir les résultats économiques des différents systèmes de production bovins (herbagers et non herbagers) identifiés dans la région.

Le recours au concept de système de production (Cochet et al., 2007), qui ne s’applique pas ici à une exploitation agricole unique, mais à un ensemble d’exploitations possédant la même gamme de ressources (terres, travail et niveau d’équipement) et pratiquant une combinaison similaire de productions, permet d’analyser l’organisation des ressources et des productions au sein de l’exploitation agricole comme une combinaison spécifique de différents systèmes de culture et systèmes d’élevage. On s’intéresse alors non seulement aux productions, mais surtout à la manière dont elles sont conduites (itinéraires techniques, équipements, calendriers de fonctionnement, etc.) et aux conditions socio-économiques qui contribuent à leur mise en œuvre. Il s’agit bien d’une modélisation de la réalité, qui a pour objectif de comprendre le fonctionnement technique mais aussi d’évaluer les performances économiques et sociales des exploitations, en relation étroite avec ce fonctionnement technique (Cochet, Devienne, 2006). Ce concept s’avère particulièrement utile pour appréhender les transformations mises en œuvre par les éleveurs car, si l’accroissement de la durée de pâturage a joué un rôle central dans l’évolution du fonctionnement technique des exploitations herbagères, les changements réalisés ne concernent pas le seul calendrier fourrager, mais bien l’ensemble de l’organisation de leur unité de production (systèmes de culture, système d’élevage, équipement) et plusieurs voies distinctes ont pu être choisies en fonction de la situation de départ des exploitations.

1.2. L’évaluation financière de la mise en œuvre d’un système herbager pour les agriculteurs

Le développement de systèmes herbagers, qui a démarré dans la région au cours des années 1990, relève d’un processus qui, pour être mieux compris et évalué, requiert une analyse diachronique. L’adaptation fine de ces systèmes au contexte du Bocage poitevin a nécessité de la part des éleveurs un travail de réflexion et de mise au point qui, au bout de plusieurs années, a permis d’établir progressivement un véritable référentiel technique local. L’existence d’une phase d’élaboration suggère que ces systèmes herbagers n’ont peut-être pas atteint dès le début l’efficacité économique qui les caractérise aujourd’hui. La seule mesure de leurs performances actuelles ne suffit donc pas à déterminer si les transformations réalisées se sont avérées globalement rentables pour les éleveurs sur l’ensemble de la période. L’évaluation de la mise en œuvre de ces systèmes herbagers, conduite sur la période 1990-2009, a permis d’identifier les différentes étapes d’élaboration technique de ces systèmes, de repérer si certaines d’entre elles ont été financièrement difficiles pour les éleveurs, et de tester, une fois leur fonctionnement technique stabilisé, la robustesse des résultats économiques des systèmes herbagers élaborés, dans le contexte de forte variabilité des prix de la période 2006-2009.

L’étude de l’impact du passage en système herbager pour les éleveurs repose sur la comparaison entre un scénario avec projet herbager et un scénario dans lequel ce projet n’a pas eu lieu. Pour chacun des systèmes herbagers, une trajectoire « avec projet », reposant sur les évolutions techniques et structurelles réelles des exploitations concernées de 1990 à 2009, est ainsi comparée à une trajectoire « sans projet » ou « témoin », qui retrace de la manière la plus réaliste possible l’évolution qu’auraient connue ces exploitations sans passage en système herbager. La comparaison [avec-sans] et non [avec-avant] ou [après-avant] permet ainsi d’isoler les effets strictement liés au projet, de ceux qui résultent de divers facteurs externes, indépendants du projet, et qui de ce fait ne peuvent lui être imputés (Delarue, Cochet, 2011 ; Nguyen, Bloom, 2006 ; Bamberger, 2006).

Nous avons procédé à une évaluation financière détaillée de projet (Gittinger, 1985 ; Bridier, Michaïlof, 1990 ; Dufumier, 1996) pour les différents systèmes de production herbagers bovins laitiers identifiés. Celle-ci vise à mesurer et comparer, pour chacun d’entre eux, l’évolution, entre 1990 et 2009, de la valeur ajoutée nette et du revenu annuel disponible par actif entre les trajectoires herbagère et témoin, et d’en dresser le bilan sous la forme d’un bénéfice ou d’une perte nette par actif agricole calculé sur toute la durée du projet (cf. encadré 1).

L’analyse-diagnostic de l’agriculture de la région effectuée au préalable constitue un outil précieux pour la construction de la trajectoire témoin correspondant à chacun des systèmes herbagers. La compréhension de la dynamique d’évolution des systèmes de production a en effet permis d’identifier et de caractériser les principaux systèmes de production mis en œuvre par les éleveurs de la région à la fin des années 1980, y compris les éleveurs passés ensuite en système herbager, et de mettre en lumière les conditions et modalités de l’évolution de ces différents systèmes jusqu’à aujourd’hui. La reconstitution du processus d’évolution et de différenciation des systèmes de production sur la période 1990-2009 a rendu possible la formulation d’hypothèses réalistes concernant les trajectoires témoins, et ce d’autant plus aisément qu’elles ont été mises en œuvre par la majorité des exploitations laitières de la région.

L’échantillon considéré dans cette évaluation est constitué d’exploitations dont le système herbager a atteint un certain équilibre et fonctionne désormais en rythme de croisière. Parmi la vingtaine d’exploitations spécialisées en élevage bovin laitier membres du GRADEL ou du Civam du Haut-Bocage, huit systèmes de production herbagers ont été identifiés, qui ont en commun d’être basés sur des prairies temporaires d’association et la pratique du pâturage neuf mois de l’année, mais qui se différencient par les ressources dont disposent les exploitations (superficie par actif et niveau d’équipement) et par certains aspects de leur fonctionnement (alimentation et niveau de production par vache) (cf. infra). Neuf exploitations ont été retenues dans ce groupe, permettant d’illustrer chacun des huit systèmes de production. La construction des trajectoires herbagères repose sur des entretiens détaillés réalisés auprès des éleveurs de notre échantillon et sur la collecte de leurs données technico-économiques annuelles entre 1990 et 2009. Grâce au diagnostic agraire, il a été possible de retracer comment leur structure et le système de production qu’elles mettaient en œuvre au départ auraient probablement évolué (évolution de la surface agricole et du cheptel, des systèmes de culture et d’élevage, renouvellement des équipements et nouveaux investissements, etc.) et de déterminer le système de production qui serait le plus probablement le leur aujourd’hui.

Encadré 1

2. Un processus de perfectionnement continu des différents systèmes herbagers économes

Le développement agricole en élevage bovin laitier dans le Bocage poitevin depuis les années 1950 a reposé sur une augmentation de la production par hectare et par actif grâce à un recours croissant aux consommations intermédiaires et au développement de systèmes fourragers reposant toujours davantage sur le maïs fourrage – souvent irrigué – et de moins en moins sur les prairies et le pâturage, qui n’est plus pratiqué qu’au printemps dans la plupart des exploitations (Garambois, Devienne, 2012). Les systèmes bovins herbagers mis en œuvre dans la région à partir de 1990 privilégient au contraire autant que possible le pâturage de prairies temporaires associant graminées et légumineuses, tandis que la part du maïs fourrage, des céréales et des tourteaux dans la ration a été fortement réduite.

2.1. Des conversions appliquées à des systèmes de production initiaux divers, basées sur les mêmes étapes de bouleversement du fonctionnement technique

Le diagnostic agraire a permis de montrer que, malgré une logique de production similaire, la variété des structures originelles à la fin des années 1980 a conduit à une certaine diversité des systèmes de production herbagers sur le plan de la superficie par actif, de l’équipement, et des systèmes de culture ou d’élevage mis en œuvre aujourd’hui. En organisant leur système de production pour disposer de 70 ares accessibles au minimum par vache, à la condition d’avoir un parcellaire suffisamment groupé, les éleveurs herbagers du Bocage poitevin ont pu étendre la durée de pâturage à neuf mois, tout en développant sur l’ensemble de leur superficie la rotation maïs/blé/prairie temporaire d’association à base de trèfle blanc de six à huit ans. En revanche, moins les éleveurs disposaient d’une superficie étendue par actif, plus ils ont cherché à accroître la valeur ajoutée créée par unité de surface, processus qui a conduit à la mise en œuvre de systèmes herbagers à neuf mois de pâturage diversifiés :
Image retirée. rendement laitier de 6 000 à 6 500 litres et vente des veaux à huit jours pour les éleveurs disposant de 40 à 50 ha par actif ;
Image retirée. rendement laitier de 6 000 à 6 500 litres et engraissement d’une partie des veaux mâles ou femelles en bœufs ou génisses avec 30 à 40 ha par actif ;
Image retirée. rendement laitier de 7 000 à 7 500 litres ou conversion du système herbager en agriculture biologique avec moins de 30 ha par actif.

Dans tous les cas étudiés (les 9 exploitations de l’échantillon, nommées en partie 3 « cas n° 1 à 9 »), après vingt années d’évolution, la surface exploitée par agriculteur en trajectoire herbagère est toujours inférieure ou égale à celle de la trajectoire témoin. Parmi ces différentes études de cas, trois dynamiques d’évolution prédominent : 1) un même nombre d’actifs s’est maintenu au moyen d’un agrandissement de l’exploitation, comparativement plus modéré en trajectoire herbagère (cas n° 1 à 4) ; 2) l’évolution de la dimension de l’exploitation a été la même dans les deux trajectoires, mais le passage en système herbager a permis le maintien d’un plus grand nombre d’agriculteurs (cas n° 5 et 6) ; 3) la mise en œuvre d’un système herbager a été le facteur déterminant permettant la poursuite d’activité ou la reprise d’une petite exploitation par un jeune actif (cas n° 7 à 9). Entre 1990 et 2009, trois exploitations parmi les neuf considérées dans l’échantillon auraient ainsi vraisemblablement disparu si elles ne s’étaient pas réorientées vers un système herbager, libérant des superficies qui auraient contribué à l’agrandissement d’autres exploitations.

Le fonctionnement actuel des différents systèmes herbagers développés est le résultat de changements réalisés en deux grandes phases successives communes. Dans un premier temps, les éleveurs ont mis en place sur toutes leurs terres labourables des rotations du type plante sarclée/céréale à paille/prairie temporaire pluriannuelles à base de légumineuse conduite sans fumure azotée de synthèse. En accroissant la surface de prairies pâturables, ils ont pu allonger la durée annuelle de pâturage du troupeau, augmenter la part de l’herbe pâturée dans l’alimentation et par là même réduire le recours aux stocks fourragers, notamment sous forme d’ensilage de maïs. Les systèmes bretons basés sur les prairies temporaires de graminées et trèfle blanc se caractérisent par un pâturage prédominant tout au long de l’année, sauf pendant les trois mois d’hiver, et par des vêlages d’hiver, qui permettent de faire coïncider les périodes et les pics de lactation et de croissance de l’herbe : l’herbe pâturée est ainsi prépondérante dans l’alimentation du troupeau d’avril à octobre (Allard, Béranger, Journet, 2002 ; Journet, 2003). Contrairement à la Bretagne, le Bocage poitevin se caractérise par un déficit hydrique marqué et des températures parfois excessives en été, qui, en dépit de la réserve utile importante des sols, entraînent un étiage fourrager. Le choix a donc été fait par les éleveurs de maintenir les vêlages en automne afin de tarir le troupeau en été, et de conserver la race Holstein dont l’aptitude au rebond de la courbe de lactation lors de la mise à l’herbe en fin d’hiver est élevée. Afin de favoriser cette remontée rapide de la production au pâturage, les éleveurs écrêtent le pic de lactation et reportent au printemps une partie de la production du lait d’hiver du troupeau, plus coûteuse à produire. La majorité des vaches sont ainsi taries durant la période estivale, comme dans la plupart des exploitations laitières de la région, qui pratiquent également des vêlages groupés à l’automne.

Dans un second temps, le fonctionnement des systèmes herbagers a été ajusté, afin de réduire encore les coûts de production grâce à la combinaison de différentes techniques : cultures de céréales à paille en association, réduction des quantités d’intrants appliquées sur l’ensemble des cultures, approfondissement de la maîtrise des techniques de pâturage tournant et adaptation plus fine des associations prairiales aux conditions pédoclimatiques du Bocage poitevin. Le mélange ray-grass anglais et trèfle blanc, largement développé en Bretagne et le plus facile à faire pâturer, s’est en effet avéré moins adapté aux fortes températures et au déficit hydrique estival du Bocage poitevin. Sur une partie de leurs prairies, les éleveurs herbagers de la région ont donc progressivement introduit dans l’association la fétuque et/ou le dactyle (voire parfois des mélanges plus complexes) qui résistent davantage à la sécheresse et permettent à la fois de disposer d’herbe plus précocement au printemps et de prolonger la pousse d’automne. Ces ajustements portant sur la conduite des prairies et du troupeau au pâturage ont souvent été mis à profit par les éleveurs pour augmenter encore la part de l’herbe dans l’alimentation : allongement à neuf mois de la durée annuelle du pâturage et recours de moins en moins fréquent aux stocks fourragers d’ensilage d’herbe et de foin en été grâce à la constitution de stocks d’herbe sur pied. Ils ont également parfois permis d’augmenter un peu le chargement à l’hectare (hausse de la production laitière et/ou élevage d’une partie des jeunes bovins laitiers).

Au cours de cette phase initiale, les éleveurs ont progressivement élaboré un véritable référentiel technique adapté aux conditions pédoclimatiques locales, grâce à une réflexion collective, en s’inspirant notamment des exemples observés en Bretagne et en s’appuyant sur la mise en commun de leurs résultats. Étant les premiers dans la région à s’être engagés dans cette voie, ils ont dû prendre en charge la mise au point de ce que l’on peut considérer comme une innovation, en rupture complète avec les tendances du développement agricole de l’époque. L’analyse de l’évolution des exploitations passées en système herbager au cours de la décennie 2000 (soit dix ans plus tard) montre qu’elles ont atteint un rythme de croisière plus rapidement que leurs prédécesseurs, mettant ainsi en évidence l’effet bénéfique de la construction de ce référentiel technique local.

2.2. Maintien d’une productivité économique du travail élevée grâce au perfectionnement continu des systèmes herbagers par les éleveurs

Le pas de temps long de l’évaluation permet d’analyser l’évolution des résultats économiques de ces systèmes herbagers en relation avec les modifications techniques mises en œuvre et de tester ainsi la capacité d’adaptation technique et structurelle de ces systèmes aux changements des conditions économiques : évolutions relatives des prix des produits agricoles et des biens et services achetés par les agriculteurs, modification des soutiens publics, possibilités d’accès aux ressources qui ont pu ou non s’offrir aux agriculteurs (extension de superficie, accroissement de la main-d’œuvre, investissement dans un équipement plus performant, etc.).

La figure 1 illustre la traduction économique des profonds changements techniques associés au passage en système herbager. Elle compare, pour l’un des huit systèmes herbagers de l’échantillon (cas 1), l’évolution en monnaie constante de 1990 à 2009 des principaux indicateurs économiques à l’hectare entre trajectoires herbagère et témoin. La trajectoire herbagère se caractérise dans ce cas par un agrandissement moins rapide de la superficie de l’exploitation initiale par rapport à la trajectoire témoin, tout en permettant de maintenir autant d’actifs agricoles (trois). De 21 ha en 1990, la surface mobilisée par actif est ainsi passée en 2009 à 31 ha en système herbager et à 45 ha en système témoin. À partir d’une même situation initiale, le passage en système herbager s’est ainsi traduit par une progression de 50 %de la surface agricole par actif de 1990 à 2009, alors que dans le même temps celle-ci était plus que doublée en trajectoire témoin.

Figure 1

Depuis 1990, le produit brut annuel par hectare en système herbager a diminué plus rapidement qu’en trajectoire témoin. La production de lait par unité de surface est quant à elle restée comparable dans les deux trajectoires (autour de 4 500 litres de quotas par hectare de surface agricole). En scénario herbager, la production de lait par vache a diminué de 10 % , mais elle a été compensée par l’accroissement du nombre de productrices. Dans le même temps, grâce à la sélection génétique et à une alimentation plus riche en ensilage de maïs et en complément protéique, le rendement laitier par vache progressait de 18 %en système témoin ; les éleveurs témoins ont mis à profit les gains de rendements laitiers et fourragers pour réduire la superficie nécessaire à l’alimentation du troupeau, doubler celle dédiée aux cultures céréalières destinées à la vente (qui atteint désormais 30 %de la surface agricole) et dégager ainsi un produit brut par hectare supérieur. Cette différence de produit brut par hectare entre les deux trajectoires est donc surtout liée à la vente de céréales en scénario témoin.

En système herbager, la réduction régulière des consommations intermédiaires annuelles vient cependant largement compenser l’évolution défavorable du produit brut. La première phase (1990-1994) est marquée par une très forte diminution des consommations intermédiaires à l’hectare grâce à l’allongement rapide de la période de pâturage (de quatre à huit, puis neuf mois) et à la réduction parallèle de la sole de maïs fourrage (de 27 %à 7 %de la superficie) et de céréales à paille (de 30 %à 10 % ) au profit des prairies temporaires d’association. Les éleveurs ont ensuite poursuivi leurs efforts de perfectionnement technique et ont au total, en vingt ans et en monnaie constante, réalisé une réduction de leurs dépenses en consommations intermédiaires et en équipement à l’hectare de plus de 60 % .

La mise en œuvre de ce système herbager a ainsi permis depuis 1990 de ralentir fortement la baisse tendancielle de la valeur ajoutée nette liée à l’évolution défavorable du rapport de prix entre les productions et les approvisionnements des agriculteurs : celle-ci est passée en monnaie constante de 1 800 euros par ha en 1990, à respectivement 1 100 euros en système herbager et 550 euros en système témoin en moyenne sur la période 2006-2009. Le changement de système s’est en revanche traduit par de plus faibles soutiens par unité de surface, en raison de la forte réduction de la place des cultures annuelles dans l’assolement : celles-ci occupent en 2009 moins de 20 %de la surface en système herbager, contre 65 %en système témoin (la superficie en cultures se répartissant à parts égales entre le maïs fourrage, dont la moitié de la sole est irriguée, et les céréales à paille). En effet, si les aides ont été découplées de la production avec l’introduction depuis 2006 des Droits à Paiements Uniques (DPU), leur montant a été établi sur la base d’une référence « historique » des aides perçues entre 2000 et 2002.

Dans l’ensemble des cas étudiés, du fait de leurs niveaux de consommations intermédiaires, le caractère économe des différents systèmes herbagers a permis, par rapport aux trajectoires témoins respectives, une évolution plus favorable de la valeur ajoutée nette par hectare et l’obtention progressive d’une productivité économique du travail, mesurée par la valeur ajoutée nette créée par actif, nettement plus élevée. Ces économies se fondent sur la démarche systémique mise en œuvre par les éleveurs : fine adaptation de la composition des prairies implantées aux conditions pédoclimatiques et à leur mode d’utilisation, complémentarités entre cultures au sein des rotations, priorité accordée au pâturage et recherche d’un équilibre entre la disponibilité en herbe sur les prairies et les besoins alimentaires du troupeau, plutôt que l’expression maximale des potentialités génétiques des animaux. Même si les volumes produits à l’hectare sont dans l’ensemble plus faibles, ces résultats économiques témoignent du caractère intensif de ces systèmes herbagers du point de vue de la création de richesse agricole par unité de surface. Dans tous les cas considérés, la surface mise en valeur par actif a progressé plus rapidement entre 1990 et 2009 en trajectoire témoin, dépassant en moyenne de 50 %l’augmentation enregistrée dans les exploitations mettant en œuvre un système herbager : la surface par actif en système herbager est désormais comprise entre 30 et 45 ha, tandis qu’elle atteint 40 à 60 ha pour la plupart des autres systèmes bovins laitiers du Bocage poitevin (Garambois, Devienne, 2012).

2.3. Des systèmes herbagers financièrement favorables aux éleveurs une fois entrés en rythme de croisière

La dimension diachronique de l’évaluation permet d’étudier l’évolution de la rentabilité des systèmes herbagers au fur à mesure de la mise en œuvre des changements techniques caractérisant le processus continu de perfectionnement et de mise au point de ces systèmes. La figure 2 présente l’échéancier de revenus annuels disponibles par actif familial, avec et sans subventions, exprimés en monnaie constante de 1990 à 2009, pour les trajectoires herbagère et témoin dans le cas précédemment détaillé (cf. section 2.2, les conclusions étant similaires pour les autres cas).

Figure 2

Le passage en système herbager se traduit au cours des premières années par un différentiel de revenu négatif, imputable à la nécessaire adaptation du référentiel technique breton aux conditions pédoclimatiques locales. Malgré ce coût de l’innovation supporté par les éleveurs herbagers, les revenus disponibles enregistrés par actif au cours de cette période de transition demeurent assez proches de ceux caractérisant la trajectoire témoin et, passée cette phase, les dépassent le plus souvent malgré les surfaces plus réduites dont disposent les éleveurs herbagers et le niveau bien moindre des subventions perçues (cf. figure 2). Hors subventions, les revenus disponibles sont à partir du milieu des années 1990 très nettement supérieurs en trajectoire herbagère. Enregistrant des revenus inférieurs en conjoncture de prix très élevés des céréales (2008), ces systèmes affichent, une fois leur fonctionnement entré dans un relatif rythme de croisière, une résilience importante à la volatilité des prix du lait et des intrants (engrais azotés et aliments du bétail), comme le montrent les résultats en 2009.

3. Des changements de système privilégiant la rémunération du travail agricole

3.1. Bilans financiers variables et forts déficits de subventions perçues pour les éleveurs développant un système herbager depuis les années 1990

Pour chacun des cas étudiés, l’impact économique global pour les éleveurs passés en système herbager peut être estimé par le calcul du bénéfice net ou de la perte nette imputable au projet entre 1990 et 2009 (cf. encadré 1). Nous considérons dans un premier temps, en figure 3, les résultats enregistrés dans cinq cas différents de notre échantillon, qui correspondent aux exploitations pour lesquelles le passage au système herbager dès les années 1990 n’a pas été déterminant pour la pérennité des unités de production, mais a permis le maintien des actifs agricoles initiaux sur des superficies sensiblement plus modestes (cas 1, 2, 3 et 4), voire a rendu possible l’installation de nouveaux actifs (cas 5). Dans deux d’entre eux (cas 3 et 4), les éleveurs ont complété dans un second temps le passage en système herbager par une conversion en agriculture biologique. Le ratio entre la surface par actif familial mobilisée en 2009 en système herbager et celle requise en système témoin est indiqué pour chaque cas sous la forme d’un pourcentage.

Figure 3

Le passage en système herbager ne se traduit par un bénéfice net pour les éleveurs entre 1990 et 2009 que dans un seul cas sur les cinq (cas 5) ; dans les autres cas les pertes sont variables (cf. figure 3). Ces résultats mitigés doivent être analysés à la lumière des différentiels de subventions cumulés sur l’ensemble de la période : la mise en œuvre d’un système herbager se traduit en effet par une perception bien moindre de subventions, dont le total sur l’ensemble de la période varie selon les cas de 50 000 à 120 000 euros par actif. Les pertes nettes mesurées dans les cas 1, 2, 3 et 4 apparaissent ainsi relativement peu élevées, puisqu’elles ne s’élèvent au maximum qu’à 20 %du déficit de subventions perçues par les éleveurs du fait du passage de leur exploitation en système herbager.

Les écarts très importants de subventions perçues par actif entre les trajectoires herbagères et témoins sur la période 1990-2009 résultent pour partie de la réduction de la part de la superficie consacrée au maïs fourrage et aux céréales de vente : dans le scénario témoin, en phase de croisière, les éleveurs consacrent, selon les systèmes, de 20 à 50 %de leurs terres à des cultures céréalières destinées à la vente et de 25 à 45 %au maïs fourrage, tandis qu’en trajectoire herbagère plus de 80 %de la surface est dédiée à des prairies temporaires d’association. La forte orientation de l’assolement vers des prairies temporaires se traduit par un déficit de subventions du premier pilier de la PAC [aides directes aux grandes cultures à partir de 1992, découplées (DPU) en 2006 suite à la réforme de 2003 et calculées sur une base historique] que ne viennent pas compenser les aides du second pilier, qui sont d’un montant bien inférieur [primes à l’herbe, puis PHAE [5], Contrat d’Agriculture Durable [6] (CAD) ou autres mesures agroenvironnementales comme la MAE SFEI [7]]. Mais les moindres soutiens publics par actif agricole s’expliquent également par l’efficacité économique plus élevée des systèmes herbagers, qui leur a permis de conserver une superficie par actif moins importante (de l’ordre de 50 à 70 %de la surface agricole nécessaire par actif en trajectoire témoin) et des quotas laitiers par actif plus réduits, ce qui se solde mécaniquement par de moindres subventions : ces aides, lorsqu’elles ont été mises en place, étaient en effet proportionnelles aux volumes produits (aides directes aux cultures en 1992, puis Aide Directe Laitière en 2004), et leur montant après découplage a été établi sur la base d’une référence historique de production (période de 2000, 2001, 2002 pour les aides à la surface et quota en 2006 pour le lait).

3.2. Des conversions privilégiant la rémunération du travail agricole et limitant les immobilisations de capital fixe

Le cumul des différentiels annuels de revenus disponibles par actif de 1990 à 2009, avant prise en compte des valeurs résiduelles, permet de mesurer, pour chacun des cas étudiés, l’impact du passage en système herbager sur la rémunération du travail des éleveurs (c’est-à-dire hors revenus immobilisés dans des équipements ou du cheptel). Les différentiels de revenus disponibles cumulés par actif sont présentés pour les cas 1 à 5 en figure 4. Celle-ci détaille également pour chaque cas le différentiel de capitalisation par actif (équipement et cheptel) entre trajectoires herbagère et témoin, pris en compte en amont dans le calcul pour accéder aux bénéfices ou pertes nettes imputables au projet herbager présentés en figure 3.

Figure 4

L’analyse détaillée des étapes du calcul de cette évaluation financière révèle que, malgré les pertes parfois enregistrées en termes de revenus globaux (c’est-à-dire avec prise en compte des valeurs résiduelles) par certains d’entre eux, l’ensemble des éleveurs de notre échantillon a disposé grâce à la mise en œuvre d’un système herbager de revenus disponibles cumulés entre 1990 et 2009 plus élevés. La comparaison des résultats enregistrés dans les cas 1 à 5, pour lesquels la superficie dont dispose aujourd’hui chaque éleveur herbager ne représente que 50 à 70 %de celle mobilisée en scénario témoin, montre que le passage en système herbager a permis aux éleveurs de disposer de revenus disponibles supérieurs de 1 500 à 2 500 euros par actif et par an en moyenne depuis les premières années de transition.

Les écarts parfois enregistrés entre différentiel global de revenu, parfois négatifs (cf. supra figure 3), et les différentiels cumulés de revenus disponibles, tous positifs, sont liés aux moindres capitalisations en cheptel et surtout en équipement réalisées dans les différentes trajectoires herbagères (jusqu’à 40 000 euros de moins par actif dans les cas 1 et 2) (cf. figure 4). En réduisant leurs dépenses d’investissement (ainsi que les intérêts des emprunts induits) et en limitant les immobilisations de capital dans les équipements, ces éleveurs herbagers ont ainsi affecté entre 1990 et 2009 une plus grande part de la richesse créée au sein de leurs exploitations à la rémunération non différée de leur travail.

3.3. Des conversions déterminantes dans le maintien de certaines petites unités de production

D’autres éleveurs ont développé des systèmes herbagers économes afin de pérenniser leur activité agricole sur de très petites exploitations laitières, situation rencontrée dans quatre cas parmi les neuf étudiés (cas 6 à 9). Grâce à un niveau d’investissement et à des besoins en trésorerie moindres, l’adoption de ces systèmes de production a permis à ces éleveurs de préserver la viabilité de leur exploitation. En passant en système herbager dès le début des années 1990, de jeunes éleveurs (cas 8 et 9) ont pu s’installer sur des unités de production de petite surface qui, sinon, auraient disparu au profit de l’agrandissement d’exploitations voisines plus vastes. Ils ont alors disposé d’un revenu plus élevé que celui qu’ils auraient perçu dans un autre secteur en étant rémunérés au Smic et enregistrent un bénéfice net (cf. figure 5). D’autres éleveurs ont commencé plus tard à développer un système herbager sur leur exploitation (cas 6 et 7). Cette adoption tardive, ayant bénéficié à la fois du référentiel technique local élaboré au cours de la décennie précédente et de l’appui d’un Contrat d’Agriculture Durable, s’est révélée favorable pour ces éleveurs. En débutant leur conversion après 2003, certains d’entre eux ont également obtenu des DPU à l’hectare sensiblement supérieurs à ceux qu’ont obtenu les exploitations passées en système herbager dès les années 1990. L’ensemble de ces facteurs contribue à expliquer les différentiels quasi nuls, voire légèrement positifs (du fait du CAD) de subventions perçues entre trajectoires herbagère et témoin constatés dans ces deux cas (cf. figure 5).

L’analyse plus fine de l’évolution de la valeur ajoutée nette et du revenu disponible par actif sur l’ensemble de la période permet d’éclairer le caractère déterminant du passage en système herbager pour ces petites unités de production moins bien dotées en facteurs de production. La figure 6 compare cette évolution entre les trajectoires herbagère et témoin, dans le cas du passage en système herbager en 2003 d’un système bovin laitier mis en œuvre à l’époque par un actif, installé sur moins de 40 ha, avec une référence laitière de moins de 180 000 litres et équipé d’une salle de traite de 2 x 2 postes.

Le recours au référentiel technique local progressivement élaboré au cours des années 1990 a permis de dégager dès la première année de mise en œuvre du système herbager une valeur ajoutée nette et un revenu disponible par actif plus élevés que ceux du scénario témoin. Les revenus dégagés dépassent ainsi, en moyenne et depuis le début de la transition en 2003, de 10 000 euros par actif ceux mesurés en scénario témoin, grâce à une plus forte création de richesse, comme en témoigne le revenu hors subventions, et à des niveaux de soutien non discriminants. Les résultats témoignent également de la résistance du revenu de ces petites exploitations herbagères à de fortes variations des prix, comme au cours de la crise laitière de 2009.

Conclusion

La diversité des systèmes de production herbagers qui se sont développés dans le Bocage poitevin illustre la capacité d’adaptation de cette logique à des situations initiales variées, dans un contexte climatique a priori beaucoup moins favorable à la prairie que celui des Côtes d’Armor. Les éleveurs ont répondu au handicap constitué par des sécheresses estivales fréquentes par une réponse systémique, combinant à la fois la maîtrise du pâturage tournant avec des temps longs de repousse, une gestion souple de la fauche et de la pâture en fonction des conditions climatiques, l’association d’espèces complémentaires qui offrent une résistance à la sécheresse et une réaction différente aux températures, un calendrier de reproduction permettant d’ajuster au mieux les besoins des animaux aux ressources disponibles sur pied et une conduite des animaux qui vise à un niveau de production raisonnablement élevé, en deçà de leur potentiel maximum, en jouant sur la plasticité de la race Holstein, apte à répondre rapidement à un accroissement de la valeur de la ration (Delaby et al., 2009). La mise au point de leurs systèmes a demandé du temps aux éleveurs. Le travail d’élaboration et d’ajustement progressif s’est appuyé sur une réflexion collective, permise par le partage des connaissances et la mutualisation des résultats techniques et économiques au sein de groupes d’éleveurs engagés dans une voie de développement nouvelle dans la région.

La dimension diachronique de l’évaluation a permis d’étudier l’évolution de la rentabilité de ces systèmes herbagers au fur à mesure de ce processus continu de perfectionnement. Les différentiels de revenu mesurés au cours des premières années ont souvent été défavorables aux éleveurs et illustrent le fait qu’ils ont entièrement pris à leur charge le coût de la mise au point de cette innovation. En revanche, les exploitations qui se sont lancées dans un système herbager dans les années 2000 ont plus rapidement atteint un rythme de croisière, bénéficiant ainsi du référentiel technique local élaboré par leurs prédécesseurs.

Les profonds changements apportés par ces éleveurs herbagers concernent toutes les composantes de leurs systèmes de production et leur ont permis de réduire fortement leurs consommations d’intrants et de capital fixe. En développant des systèmes plus économes et autonomes finement adaptés à leurs conditions pédoclimatiques et aux ressources dont ils disposaient, ces éleveurs du Bocage poitevin sont aujourd’hui en mesure de créer sur leur exploitation une plus forte valeur ajoutée nette par hectare et par actif et de dégager un revenu par actif équivalent à ceux caractérisant les autres systèmes de production de la région, tout en étant largement moins soutenus et en mobilisant des surfaces agricoles plus modestes. À une intensification visant un accroissement de la production par hectare et par actif, ces éleveurs herbagers privilégient une intensification en termes de création de richesse, tout en maintenant un niveau de production laitière par hectare relativement important.

En considérant la période 1990-2009 de manière globale, ces éleveurs ont disposé, de revenus disponibles plus élevés et ont limité leurs immobilisations de capital au regard des résultats qu’ils auraient enregistrés sans passage en système herbager. Les différentiels globaux de revenu mesurés sont dans certains cas défavorables aux trajectoires herbagères, du fait d’un capital immobilisé relativement plus faible, mais doivent être mis en perspective avec des niveaux de soutien très nettement inférieurs. Par ailleurs les résultats économiques enregistrés par les différents systèmes herbagers lors de la récente crise laitière témoignent de leur capacité de résistance à une forte baisse de prix, qualité précieuse dans un contexte d’augmentation du prix des intrants et de volatilité du prix du lait, du fait de la suppression progressive des quotas.

Au-delà de ces résultats économiques et financiers dans l’ensemble positifs, le recours accru au pâturage dans l’alimentation du troupeau et la plus faible surface exploitée par actif se sont traduits par de sensibles modifications du calendrier de travail et de la nature des tâches des éleveurs. Au quotidien, la conduite au pâturage durant neuf mois de l’année nécessite de consacrer du temps aux déplacements du troupeau, à l’observation fine de l’état des prairies et à la réflexion sur leurs modalités de gestion (chaîne de pâturage et stocks fourragers). Ces tâches se substituent au temps consacré à l’alimentation du troupeau en stabulation et au nettoyage des bâtiments. La forte diminution des surfaces en maïs et céréales et des stocks fourragers constitués par vache qui accompagne le passage en système herbager permet d’écrêter les pointes de travail : au printemps, où le semis du maïs coïncide avec les chantiers d’ensilage d’herbe, en été lors de la moisson des céréales, et à l’automne, où les vêlages ont lieu en parallèle des chantiers d’ensilage de maïs puis du semis des céréales. Les résultats économiques favorables, les plus faibles immobilisations de capital par actif, l’allègement global du calendrier de travail et l’évolution vers des tâches laissant plus de place à l’observation sont autant de facteurs facilitant et rendant plus attractive la reprise de ces exploitations par de jeunes actifs, même hors cadre familial.

À un développement basé sur l’accroissement continu de la productivité physique du travail, permis par un recours toujours plus important aux consommations intermédiaires et à des équipements puissants et par une externalisation croissante des tâches agricoles, ces éleveurs herbagers ont substitué un développement centré sur la création de richesse, en fondant leur système de production sur des pratiques agro-écologiques, changement profond qui constitue une véritable innovation de rupture (Schumpeter, 1982). Plus que d’une simple écologisation des pratiques, il pourrait bien s’agir de pistes menant vers un nouveau paradigme de développement agricole aux objectifs radicalement différents tant au plan économique (création de valeur ajoutée) et social (maintien des emplois agricoles), qu’environnemental (fortes réductions des consommations d’intrants potentiellement polluants et/ou dérivés de ressources fossiles, systèmes favorables à l’accroissement de la teneur en matière organique des sols, maintien d’un paysage bocager, etc.), tout en visant un niveau de production raisonnablement élevé et en restant très majoritairement inscrit dans les mêmes filières de collecte et de transformation.

Cette logique herbagère, pourtant favorable aux éleveurs et conforme à l’intérêt général (Garambois, Devienne, 2010 ; Garambois, 2011), s’est jusque-là faiblement diffusée dans le Bocage poitevin. L’élaboration d’un référentiel local permet pourtant désormais aux éleveurs qui le souhaitent de réaliser en quelques années seulement une transition vers un système herbager, tandis que depuis 2003 le découplage des aides neutralise le caractère pénalisant de ce changement, qui conduisait jusqu’alors à une forte réduction des subventions perçues. Parmi les cas étudiés, le passage récent en système herbager économe de certaines petites exploitations laitières dans la région a d’ailleurs été la condition du maintien d’un revenu satisfaisant pour les éleveurs et de la pérennité de leur exploitation. En l’absence d’un franc soutien de la part du conseil agricole et de la recherche agronomique pour accompagner ce changement de voie, et avec le caractère non incitatif des mesures de la PAC, seul un petit nombre d’éleveurs, en rupture avec le modèle agricole prédominant, s’est lancé et a progressivement atteint la technicité nécessaire à leur efficacité actuelle. L’essor de ce type d’alternatives plus durables de développement agricole appelle en ce sens des mesures de politiques publiques concernant bien entendu la politique agricole (au sens large, y compris foncière, afin de favoriser une organisation du parcellaire adaptée, et fiscale, afin de ne pas encourager les seules immobilisations en capital fixe), mais aussi la recherche agronomique, la vulgarisation technique et la formation des agriculteurs, afin de créer des conditions d’accompagnement suffisamment sécurisantes au plan technique et économique pour toucher un plus large public d’agriculteurs.

Références bibliographiques

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Schumpeter J.A., 1982 (rééd.), Business Cycles, a theoretical, historical, and statistical analysis of the capitalist process, Philadelphia Porcupine Press, 461 p.


[1] DUFR Agriculture comparée et développement agricole, AgroParisTech - nadege.garambois@agroparistech.fr.

[2] DUFR Agriculture comparée et développement agricole, AgroParisTech - sophie.devienne@agroparistech.fr.

[3] Groupe de Recherche en Agriculture Durable et en Économie Locale.

[4] Centre d’Initiatives et de Valorisation Agricoles et en Milieu rural du Haut Bocage.

[5] Le soutien à l’herbe introduit dans le dernier bilan de santé de la PAC n’a quant à lui été mis en place qu’en 2010.

[6] La plupart de ces éleveurs herbagers ont contracté un CAD entre 2004 et 2009.

[7] Systèmes Fourragers Économes en Intrants.