07 octobre 2013 Actualité

La déclinaison du thème général de l’exposition

La contribution que la France est susceptible d’apporter à l’alimentation mondiale doit s’inscrire dans une problématique qui ne peut se résumer au seul volet « quantitatif ». Produire suffisamment au niveau mondial est une condition nécessaire, mais loin d’être suffisante : « Une famine est le signe que des gens n’ont pas assez à manger, pas qu’il n’y a pas assez à manger » précisait Amartya Sen, prix Nobel d’Economie en 1998.

La question de l’accès à l’alimentation est tout aussi essentielle ; la pauvreté de nombreuses populations, leur faible solvabilité, la complexité des circuits de distribution, les fluctuations des cours mondiaux et la dérégulation des échanges internationaux, les pertes et gaspillages de produits agricoles et alimentaires, la sécurité sanitaire des aliments constituent autant de facteurs venant entraver l’accès à la nourriture. N’oublions pas que la question de l’accès à l’alimentation se pose également dans les pays développés, et notamment en France où chaque année 3 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire.

Enfin, la qualité de l’alimentation constitue également un point majeur. Au-delà des problèmes induits par les carences ou les déséquilibres nutritionnels, rappelons que, si près d’un milliard d’individus sont sous-alimentés, un nombre égal est obèse !Pour reprendre les propos de Marion Guillou et Gérard Matheron, dans leur ouvrage « 9 milliards d’hommes à nourrir », le problème de la faim est complexe et n’est pas qu’urgence et crise ; affirmer que la faim peut être vaincue par la relance de la production est aussi simpliste – et finalement malhonnête – que de dire qu’elle relève de la philanthropie internationale.

1 - Le volet quantitatif

En 2050, l’humanité comptera plus de 9 milliards d’individus, soit plus de 2 milliards qu’en 2013. Les experts de la FAO estiment que la production alimentaire mondiale, pour répondre à ces nouveaux besoins, devrait augmenter de 3 %par an d’ici 2030, alors que le rythme actuel dépasse à peine les 2% . Cette poussée démographique, qui concerne très largement les pays en développement, s’accompagnera d’un développement de l’urbanisation, ce qui complexifie la donne : modification des comportements et des préférences alimentaires, réduction des surfaces agricoles, risques liés aux problèmes d’approvisionnements alimentaires, etc …

La première des questions est celle de la capacité de la production agricole mondiale à répondre à cette augmentation considérable de la demande. Dans le même temps, plusieurs exercices prospectifs, comme la prospective Agrimonde réalisée par l’INRA et le CIRAD (Paillard et al. 2010) soulignent les conséquences potentielles d’une telle augmentation de la demande sur les écosystèmes et proposent des scénarios de production et de consommation alternatifs, qui permettent de nourrir la population en quantité et qualité suffisantes tout en préservant les écosystèmes. Ces scénarios supposent d’agir non seulement sur la production agricole mais également sur la consommation alimentaire. L’accès au foncier agricole est évidemment un sujet majeur : sur les 13 milliards d’hectares de terres émergées, 38 %sont occupées par l’agriculture et 30 %par la forêt. Sur les 4,2 milliards d’hectares aptes à la culture pluviale (sans irrigation), 40%sont déjà occupés par des cultures. Il reste donc 2,6 milliards d’hectares potentiellement cultivables dont l’essentiel (1,8 milliard d’hectares) dans les pays en développement.

Au-delà de cette moyenne, les situations sont extrêmement diverses et liées à de nombreux paramètres : l’accès effectif au foncier disponible, la préservation des droits fonciers des populations rurales, le développement de l’urbanisation, l’orientation d’une partie de la production agricole vers un débouché non alimentaire (biocarburants…), l’accès à l’eau,… Les débats récents sur les biocarburants et d’une façon plus globale sur le développement d’énergie renouvelable issues de la biomasse mettent parfaitement en lumière la question de la concurrence des usages pour le foncier. De plus, la mise en valeur de ces terres et l’acheminement, le stockage et la transformation des produits agricoles qui en seront issus demanderont des investissements considérables, y compris en matière de formation des agriculteurs.

L’essentiel de ce qui ne pourra être obtenu en matière d’accroissement de la production par le foncier (sachant que la FAO n’estime en fait qu’à 5%l’augmentation concevable de la surface agricole utile au plan mondial) devra donc l’être par l’augmentation des rendements.

La France détient un potentiel incontestable et incontesté sur le plan mondial pour contribuer au progrès scientifique et technique sur l’amélioration des performances agricoles (maîtrise de la productivité, semences et matériel végétal, génétique animale,…). Ses organismes de recherche et de développement : INRA, IRSTEA, IRD, INSERM, … et ses établissements d’Enseignement Supérieur ont toute leur place à prendre dans ce débat.

Par ailleurs, agir sur la consommation représente une autre voie pour assurer la compatibilité entre offre et demande alimentaires mondiales. La France s’est d’ores et déjà dotée de plusieurs outils pour agir sur la consommation (réglementation, accords d’engagements volontaires avec les acteurs et incitations), outils qu’elle pourra partager dans le cadre de l’exposition.

La lutte contre les pertes et gaspillages permet incontestablement de rapprocher les objectifs d’offre et de demande. Selon la FAO, 30%des récoltes n’accèdent pas au stade final de la consommation : pertes au Sud, à cause de problèmes de stockage et de transports, et gaspillages au Nord, sous forme de rebuts de l’industrie, et de produits non consommés. La question des pertes après récoltes dans les pays en développement sera abordée plus loin. En France, le gouvernement a lancé un pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire ayant pour objectif, en reprenant l’ambition affichée par le parlement européen, de réduire celui-ci de 50%d’ici 2025.

La France enfin, qui détient en la matière un potentiel important et mondialement reconnu, devrait pouvoir jouer un rôle de premier plan et répondre à l’accroissement de la demande de produits transformés et à la diversification des modèles alimentaires, avec le développement de la consommation de protéines animales.

2 - Produire autrement

Il est admis que la consommation humaine risque d’atteindre un jour les limites des capacités productives des écosystèmes terrestres et marins. Il est vrai que l’évolution démographique conduira, selon la FAO, à un accroissement de l’ordre de 60%de la demande de produits agricoles à l’horizon 2050. La « pression » sur les conditions naturelles peut donc être énorme si rien n’est fait pour changer de modèles et de pratiques de production agricole.

La première pression est faîte sur les espaces forestiers mondiaux. Le sujet est particulièrement sensible. En effet, entre 1990 et 2008, ce sont plus de 127 millions d’hectares de forêt qui ont disparus, essentiellement dans les pays tropicaux. Une part significative est due à la conversion de terres destinées à satisfaire la demande de pays tiers. L’Union Européenne, qui vient de diffuser les résultats d’une étude estimant que l’Europe est responsable de 36%de la déforestation liée au commerce international, s’est fixé pour objectif de la réduire de moitié d’ici 2020.

Produire autrement consiste à garder les mêmes objectifs quantitatifs, voire même à les accroître, tout en préservant les ressources naturelles. Ainsi, la notion d’agriculture écologiquement intensive prône le développement d’une agriculture productive plus en phase avec les écosystèmes. Il s’agit de sortir de l’opposition entre production et protection de l’environnement pour y substituer des systèmes à la fois compétitifs sur le plan économique et durables sur les plans sociaux et environnementaux. La production et la compétitivité doivent aller de pair avec une économie en ressources (eau, énergie, matières fertilisantes,…) et le respect de l’environnement. Il ne s’agit pas d’un retour au passé comme certains l’analysent, mais d’une autre façon de produire qui doit faire appel à la science et au progrès : il s’agit de « faire travailler la nature de manière intelligente » comme le dit Michel Griffon.

Après une période de forte hausse, au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, les performances agricoles ralentissent, confrontées à la dégradation du milieu naturel (dégradation des sols, salinité excessive, érosion, excédents d’azote et de nitrates, …). Toutes les zones du monde expérimentent de nouvelles méthodes : remplacement du labour par des semis directs, variétés produisant des substances naturelles se substituant aux insecticides, aménagements permettant de limiter le ruissellement des pluies et de favoriser l’infiltration, optimisation de l’utilisation de l’énergie solaire, etc… La France a, là également, une carte à jouer ; beaucoup de chercheurs, dont Michel Griffon, ont développé des approches innovantes ; récemment, à la demande du Ministre français de l’agriculture, Stéphane Le Foll, Marion Guillou, présidente d’Agreenium, a élaboré un rapport sur un « projet agroécologique pour l’agriculture française ». De nombreux travaux sont également menés sur ces thèmes au sein des organismes de Recherche et des Etablissements d’Enseignement Supérieur.

3 - De la coopération et de la régulation internationale

La question du développement économique des pays et de leur solvabilité est également fondamentale. Plus de 860 millions d’êtres humains souffraient encore de la faim dans le monde à la fin 2012, la majorité d’entre eux vivant en zones rurales.

D’importantes améliorations doivent être apportées pour permettre à de nombreux pays d’améliorer leur autosuffisance alimentaire. La mécanisation est une piste. Selon Marcel Mazoyer et Laurence Roudart [1], la grande motorisation-mécanisation qui a triomphé dans les pays industrialisés, n’a touché qu’une infime minorité des agriculteurs du monde. Les quatre cinquièmes des actifs agricoles du monde, soit environ un milliard de paysans, travaillent uniquement avec des outils à mains.

Mais il convient également de permettre à ces pays d’optimiser leurs propres ressources avec leurs propres potentialités en fonction de leurs propres besoins ; le principe d’autosuffisance consiste à tout faire pour produire, autant que faire se peut, sur son territoire les ressources dont les populations du pays ont besoin. Les achats à l’extérieur viennent compléter l’offre du territoire, celui-ci étant d’abord dédié à répondre aux besoins de sa population.

Pour faire face aux besoins nouveaux, il faudra une augmentation de la production agricole partout où cela est durablement possible, mais en assurant à l’ensemble des paysans des prix suffisamment élevés et stables pour qu’ils puissent vivre dignement de leur travail, investir et progresser : l’innovation joue un rôle clé dans les gains de productivité, tout comme l’adaptation au changement climatique et la formation.

Grâce à ses acquis scientifiques et techniques, (notamment avec le CIRAD), la France doit contribuer à accompagner l’aptitude des pays en développement à renforcer leur capacité d’autosuffisance alimentaire.

Dans nombre de pays du Sud en voie de développement, une part importante de la production est perdue entre le champ et la transformation/distribution. Ces pertes, avant ou après récolte, varient en fonction du produit, des conditions climatiques, des modes de mise en marché, des savoir-faire, … L’innovation technologique devient, là encore, une solution, notamment au niveau des équipements de stockage et de transformation. Leur efficacité sera accrue si elles s’intègrent dans un bon fonctionnement des filières et des marchés.

Pour autant, l’amélioration de la capacité productive des pays en développement ne permettra pas de résoudre le difficile problème des famines qui sont engendrées par la pauvreté et les défaillances du marché ; selon Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, ni l’aide alimentaire, ni le partage, ni les échanges, pour nécessaires qu’ils soient, ne peuvent venir à bout de l’immense sous-consommation qui touche de nombreux pays. Pour venir à bout de la pauvreté et de la sous-consommation, il n’est pas d’autres voie que de mettre fin au processus d’appauvrissement et d’exclusion qui empêche les pauvres d’accroître leurs ressources et de se nourrir eux-mêmes. Selon l’OCDE, on dénombre autant de personnes souffrant de la faim aujourd’hui dans le monde qu’au début des années 2 000, quand les prix alimentaires étaient au plus bas. La principale cause de l’insécurité alimentaire réside dans la pauvreté et des revenus insuffisants.

Marion Guillou et Gérard Matheron [2] considèrent, enfin, que l’autonomie alimentaire est une illusion dans certaines zones du monde. Même si l’agriculture vivrière se développe fortement dans les pays du Sud, cela resterait insuffisant pour faire face aux besoins des populations locales.Les échanges internationaux seront donc une nécessité, mais ils doivent être accompagnés de dispositifs de régulation destinés à assurer la sécurité alimentaire des populations. Comme le soulignent Marion Guillou et Gérard Matheron, il est dans l’intérêt collectif de limiter les fluctuations excessives des cours des produits agricoles, qui sont pénalisantes aux deux extrémités : à la hausse, ce sont les populations pauvres qui souffrent ; à la baisse, ce sont les agriculteurs qui peinent et ne peuvent plus investir.Pour conclure sur cette question fondamentale, il faut rappeler que le droit à la sécurité alimentaire a le caractère de bien public mondial : c’est le sens premier que l’on peut donner à ce thème « nourrir la planète » de l’exposition universelle de Milan.

4 - Nourrir autrement

La FAO estime que tous les pays du monde doivent au moins disposer d’une alimentation de 3 000 kilocalories par jour et par personne en 2050. Elle est actuellement inférieure à 2 500 kilocalories par jour dans les pays d’Afrique sub-saharienne, contre 4 000 kilocalories dans les pays développés. Selon la banque Mondiale, la moitié de la population en surpoids dans le monde (1,5 milliard d’adultes en surpoids dont 508 millions d’obèses) se concentre dans 9 pays : la Chine, les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Inde, la Russie, le Brésil, le Mexique, l’Indonésie et la Turquie, signe que l’épidémie d’obésité n’est pas l’apanage des pays riches.

Cette question soulève de multiples chantiers, qui vont du prix de l’alimentation, de l’évolution des modes de vie, à l’éducation au goût et le passage du consommateur au « consom’acteur ».Dans les pays en développement, près d’une personne sur cinq est sous-alimentée ; en Afrique, c’est une personne sur trois. La moitié des personnes sous-alimentées appartient à des foyers de petits agriculteurs selon le groupe de travail des Nations Unies sur la faim ; mais ne négligeons pas également la quantité croissante de personnes en situation de précarité alimentaire dans les pays développés. Les carences en micronutriments (fer, iode, vitamine A, etc…), auxquelles on ajoutera l’absence d’eau potable rendent les individus plus vulnérables à la maladie et à la mort.La sécurité sanitaire des aliments est également un sujet qui concerne tant les pays en développement que les pays développés ; les crises liées aux toxi-infections marquent régulièrement les esprits et la sécurisation des chaînes de production alimentaire, de plus en plus complexes, devient un défi permanent, à l’heure où les échanges internationaux s’intensifient. La France a su mettre en place un dispositif performant et reconnu dans le monde ; elle détient l’un des plus faible taux de toxi-infection du monde.

Enfin, même s’il est reconnu que les modèles mondiaux de consommation alimentaire se rapprochent, la diversité de ces modèles, issus de traditions de production et d’élaboration des produits alimentaires, de savoir-faire culinaires, de relations spécifiques au repas, se perpétue. C’est une dimension de la problématique mondiale de l’alimentation qui, au-delà de sa valeur culturelle et patrimoniale, a également son importance sur le plan de la santé des populations. Il est largement reconnu que le repas convivial, la diversité des produits et des mets, sont des facteurs positifs de l’équilibre alimentaire. La gastronomie, le plaisir sont des facettes de l’alimentation qui doivent être entretenus et préservés. Le repas à la française est reconnu comme patrimoine mondial par l’Unesco ; un réseau des cités de la gastronomie vient d’être constitué. La France détient un éventail considérable de produits sous indications géographiques ; la diversité de PME et d’artisans élaborant des produits à haute valeur gastronomique est un atout extraordinaire que la France devra mettre en avant lors de l’exposition universelle.


[1] Marcel Mazoyer et Laurence Roudart La fracture agricole et alimentaire mondiale Universalis 2005

[2] Marion Guillou et Gérard Matheron 9 milliards d’hommes à nourrir François Bourin Editeur 2011