Débat : Regards croisés sur l’agriculture et le changement climatique
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Où en est-on aujourd’hui en matière de connaissance du changement climatique ? En quoi l’agriculture est-elle concernée et comment peut-elle faire face aux évolutions du climat à venir ? À partir d’un questionnaire commun, le CEP a interviewé individuellement, fin 2013, trois experts issus d’horizons professionnels et disciplinaires différents, afin de comparer leurs points de vue sur les enjeux de l’agriculture face aux changements climatiques.
Les intervenants :
Nathalie de Noblet est physicienne et climatologue, chercheur au CEA, au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE), directrice-adjointe du labex BASC (biodiversité, agrosystèmes, société, climat), et basée à Saclay.
Frédéric Levrault est chargé de programme Changement climatique à la chambre d’agriculture de Poitou-Charentes.
Alexandre Meybeck est conseiller principal pour l’agriculture, l’environnement et le changement climatique auprès du sous-directeur général de l’agriculture et de la protection du consommateur à la FAO, Rome.
Les propos ci-après ne représentent pas nécessairement les positions officielles du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. Ils n’engagent que leurs auteurs.
Un premier ensemble de questions concerne notre appréhension du changement climatique. Que connaît-on de ce phénomène et avec quelle certitude ? Quels points de controverse et de discussion demeurent ? Quels sont les impacts prévisibles sur les activités agricoles ? Réciproquement, dans quelle mesure l’agriculture contribue-t-elle aux émissions de gaz à effet de serre (GES) ?
La seconde partie de la discussion a porté sur les réponses, indissociablement techniques et politiques, à la question climatique en agriculture. Quelles sont les possibi¬lités en matière d’atténuation ? Quelles sont les solutions d’adaptation ? Par-delà les marchés du carbone, comment les politiques publiques agricoles et climatiques recherchent-elles une certaine intégration entre les différents « biens communs » (climat, sécurité alimentaire, biodiversité) ?
1. Connaissance du climat et controverses
CEP
Le GIEC a présenté, en septembre 2013, le premier volet de son cinquième rapport. Il porte sur les scénarios d’émissions de GES au cours du XXIe siècle. Pouvez-vous nous rappeler comment ces scénarios sont construits et ce qui a changé par rapport au précédent rapport ?
Nathalie de Noblet
L’un des grands changements dans ce cinquième rapport, est la construction des scénarios de concentration de gaz à effet de serre et de polluants dans l’atmosphère. Les rapports précédents étaient basés sur une approche plutôt séquentielle : une histoire de l’évolution de la société était définie, en termes économiques, démographiques, de production d’énergie, etc. Ces « modes de vie » étaient ensuite traduits en émissions puis en concentrations, elles-mêmes utilisées par les modèles climatiques (comme des forçages externes). Ces scénarios étaient appelés SRES (Special Report on Emission Scenarios).
Pour son cinquième rapport, le GIEC a choisi une autre façon de construire ces scénarios, qui ont été baptisés RCP (Radiative Concentration Pathways). Chacun de ces nouveaux RCP a le même type d’objectif finalisé, celui de ne pas dépasser un niveau donné de forçage radiatif à la fin du XXIe siècle – ce qui revient à essayer de ne pas dépasser certains niveaux de température. L’idéal aurait été de partir d’un objectif réalisé en termes de température de surface, mais ce n’est pas possible car la température est le résultat d’un très grand nombre de calculs effectués à l’aide d’un modèle de climat. Une fois fixé ce seuil maximal de forçage radiatif, plusieurs modèles d’évaluation intégrée – en anglais, IAMs [1]– (modèles socio-économiques semblables à ceux utilisés pour construire les SRES) ont été utilisés pour déterminer la/les combinaison(s) entre modes de production, développement économique et modes de consommation, qui permettraient de ne pas dépasser cette limite maximale. À partir de ces divers chemins socio-économiques, on déduit des scénarios d’émissions, qui sont traduits en concentrations, et qui sont finalement utilisés pour forcer les modèles de climat (comme dans tous les rapports du GIEC).
En résumé, la construction des scénarios d’émission a varié entre les quatrième et cinquième rapports du GIEC. Dans le quatrième rapport, il s’agissait d’une construction exploratoire : on envisage d’abord des histoires futures de l’humanité, que l’on traduit en émissions, et on découvre ce qui peut advenir. Pour le nouveau rapport, c’est une approche normative qui a été retenue, où l’on fixe un niveau qu’on ne veut pas dépasser, et où l’on regarde quel est le chemin pour atteindre cet objectif [2]. Cette nouvelle façon de faire permet de s’interroger, dès la construction des scénarios socio-économiques, sur les options de mitigation pertinentes et surtout sur la combinaison des développements permettant de ne pas dépasser le seuil fixé de forçage radiatif (et donc implicitement de réchauffement).
Lorsque les modèles climatiques, dont les résultats ont été publiés dans le cinquième rapport du GIEC (groupe de travail 1), ont réalisé leurs simulations, seule une trajectoire par RCP avait été réalisée, les quatre scénarios retenus correspondant respectivement à un forçage radiatif de 2,6 ; 4,5 ; 6 et 8,5 watts par mètre carré, et chacune de ces trajectoires avait été construite par un IAM différent. Cela pose un problème pour comparer a posteriori les scénarios RCP entre eux. Les SRES étaient tous construits à partir de la même logique (sans aucune politique d’atténuation) et à partir d’un seul et même modèle, le modèle IMAGE [3]. Le fait d’avoir un modèle unique, utilisé de la même manière pour tester différentes histoires futures, permettait des comparaisons entre scénarios. Dans le cinquième rapport du groupe 1 du GIEC, plusieurs IAMs et plusieurs logiques différentes ont été utilisés pour la construction des RCP. En outre, il y a plusieurs façons de construire une trajectoire, plusieurs équilibres possibles entre les différentes sources de polluants, plusieurs politiques d’atténuation possibles, et ce n’est pas toujours la même logique qui a été retenue d’un modèle à l’autre. Par conséquent, en toute rigueur, il n’est pas évident de comparer entre eux les quatre scénarios RCP qui ont servi à réaliser les simulations climatiques, car chacun répond à une logique de construction qui lui est propre. Leurs conséquences en termes de climat sont donc elles aussi difficilement comparables, en toute rigueur.
La seconde chose qui change dans le cinquième rapport, c’est le nombre de modèles de climat utilisés et le fonctionnement de ces modèles. D’une part, on a utilisé beaucoup plus de modèles que dans les rapports précédents : une quarantaine, contre une vingtaine dans le quatrième rapport du GIEC. Cela donne beaucoup plus de robustesse aux conclusions qui sont discutées. D’autre part, les modèles de climat sont aujourd’hui de plus en plus sophistiqués, et ils sont plus nombreux aujourd’hui à travailler, non plus à partir des scénarios de concentrations, mais à partir de scénarios d’émissions. Cela veut dire qu’avant, tous avaient les mêmes concentrations de GES (et d’autres gaz et aérosols) dans leur atmosphère, tandis qu’aujourd’hui la plupart sont capables de calculer eux-mêmes l’évolution des puits et sources (émissions non anthropiques) de carbone et parfois d’autres gaz et aérosols (sur les surfaces terrestres et marines). Cela permet de prendre en compte le fait que les puits et sources sont amenés à changer au fil du temps, en fonction du climat, de mécanismes de saturation, etc. Les « nouveaux » modèles, qui endogénéisent le calcul du cycle du carbone, sont capables de réactualiser leur concentration atmosphérique en GES, en fonction de leurs calculs des puits et sources. En conséquence, les concentrations atmosphériques en GES qui en découlent peuvent être différentes d’un modèle à l’autre. Les forçages radiatifs vus par chacun de ces modèles sont donc assez différents. Les modèles climatiques, qui fonctionnent à partir des forçages sous forme d’émissions, ont ainsi un degré de liberté supplémentaire par rapport à ceux qui fonctionnent avec des forçages en concentrations.
Cela avait d’ailleurs déjà été montré dans le rapport précédent du GIEC, avec une expérience d’inter-comparaison de modèles (C4MIP - Coupled Climate Carbon Cycle Model Intercomparison Project). Les premiers jeux de simulation avaient montré que la fourchette d’incertitude augmentait à partir du moment où on autorisait les modèles de climat à calculer leur propre cycle du carbone. C4MIP avait aussi révélé que les modèles avaient une tendance à prédire une trajectoire avec une augmentation de concentration en GES encore plus importante que celle qui avait été fournie dans les scénarios socio-économiques – résultats plus alarmistes donc –, en raison d’une augmentation de la fonction « source » des écosystèmes terrestres (accroissement de la respiration et de la décomposition du carbone des sols).
CEP
Est-ce que ces changements de méthode (fonctionnement des modèles et construction des scénarios) conduisent à des conclusions plus alarmistes, ou bien moins alarmistes ?
Nathalie de Noblet
En termes d’appréciation globale du changement climatique et d’attribution de ce changement aux actions de l’homme, le regard n’est pas fondamentalement différent de celui que l’on avait dans les précédents rapports. On ne fait que renforcer certaines certitudes. Premièrement parce que nous disposons de plus d’informations grâce à un plus grand nombre de variables dans nos simulations. Deuxièmement car nos modèles sont de mieux en mieux évalués car confrontés non seulement aux observations du climat présent, mais également à des climats plus anciens (paléoclimats), grâce aux observations disponibles (archives naturelles) dont le nombre augmente au fil des années. Au total, je ne pense donc pas qu’il y ait une inflexion particulière de la vision du climat, mais une confiance qui augmente.
Par ailleurs, je n’ai pas le sentiment que l’on décrive des niveaux d’émissions plus alarmistes dans les RCP que dans les précédents SRES. Les niveaux d’émissions des scénarios RCP de 2,6 à 8,5 correspondent plus ou moins à ceux des SRES, qui avaient été définis dans les précédents rapports du GIEC, et la palette analysée reste assez large.
Ce qui alarme, en revanche, dans les conclusions du cinquième rapport, c’est de voir que notre trajectoire actuelle suit plutôt la courbe haute des précédents SRES (à savoir le scénario A2). La trajectoire que le monde est en train de suivre est donc celle que certains trouvaient pessimiste dans les rapports passés.
Le cinquième rapport a même montré quelque chose de nouveau concernant le RCP 2,6, celui qui a priori devrait nous amener à une hausse de température qui ne dépasserait pas 2°C. Pour respecter les niveaux de concentration en GES permettant de ne pas dépasser cette hausse de 2°C, les émissions compatibles doivent être négatives ! Cela veut dire qu’il faut trouver le moyen de stocker du CO2 dès aujourd’hui pour atteindre cet objectif en 2100. L’avantage de ce scénario RCP 2,6 est ainsi d’inverser la façon de réfléchir, et de poser la question de ce que cela implique, d’un point de vue sociétal, de ne pas dépasser un seuil qui nous paraît « raisonnable ».
CEP
Quelle place reste-t-il aujourd’hui pour le climato-sceptiscime dans les débats académiques ?
Nathalie de Noblet
Il y aura toujours des climato-sceptiques, y compris parmi les scientifiques. Et, personnellement, je trouve cela intéressant d’avoir des personnes qui questionnent des conclusions apparemment robustes (et non « consensuelles » comme certains climato-sceptiques le pensent). Si un climato-sceptique a raison, c’est que les climatologues sont passés à côté d’un processus magistral. Il est vrai qu’on ne sait pas encore tout sur la dynamique du climat. Il est possible que l’on passe à côté de quelque chose d’énorme, et dont on n’a pas tenu compte jusqu’à présent – rien n’est impossible.
Ceci dit, les climato-sceptiques contestent en général le rôle de l’homme dans le réchauffement climatique en mettant en avant le rôle de trois autres phénomènes : le forçage solaire (i.e. les éruptions solaires), les rayons cosmiques et les volcans. Pour répondre à ces arguments, les chercheurs du GIEC ont donc testé le rôle de ces trois phénomènes dans le fonctionnement du climat.
Il en ressort qu’aucun n’a les capacités d’empêcher le changement climatique, ni d’expliquer ou de justifier ce qui s’est passé au cours du dernier siècle, ou encore de dominer les effets dus aux émissions humaines de GES (à moins d’une éruption volcanique magistrale qui mettrait alors à elle seule l’humanité en danger). Ces processus n’ont en tout cas pas un rôle suffisant pour occulter l’effet de l’augmentation des GES. Donc aujourd’hui, en l’état des connaissances scientifiques, rien ne justifie de ne pas croire au changement climatique et au rôle de l’homme dans ce processus.
Alexandre Meybeck
Dans les enceintes internationales, ces débats sont désormais derrière nous. A fortiori dans le secteur agricole. Encore récemment, quand on parlait des impacts du changement climatique sur l’agriculture, on parlait au futur. Aujourd’hui, dans les différentes réunions de travail, tout le monde parle du changement climatique au présent.
CEP
Si la controverse sur la réalité du changement climatique semble s’éteindre, en revanche, en matière d’impacts sur l’agriculture, certains contestent que le changement soit un problème majeur et mettent notamment en avant l’effet fertilisant du CO2, dans le sens où l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère est plutôt favorable à la croissance des plantes ? Qu’en pensez-vous ?
Nathalie de Noblet
Au niveau global, on peut citer le projet d’inter-comparaison ISI-MIP [4] , dans lequel l’effet de fertilisation a été testé à travers différents modèles de végétation. Les résultats montrent tous un effet important du CO2 sur la végétation, avec une augmentation de la productivité. L’effet de fertilisation à l’échelle mondiale est visible dans l’ensemble des modèles de biosphère, qui incluent de l’agriculture et de la végétation naturelle.
Ceci étant, il y a deux limites à prendre en compte. La première, c’est que l’effet fertilisant du CO2 est très variable en fonction des cultures. Il y a des cultures qui sont déjà saturées, donc pour lesquelles l’augmentation du CO2 ne conduira à aucun effet de fertilisation. Les plantes en C4 comme le maïs ou le millet [5] ne subiront pas ou peu d’effet de fertilisation. À l’inverse, pour certaines cultures comme le blé, le soja, le tournesol, l’effet de fertilisation pourrait être relativement important. La deuxième limite, c’est que l’effet fertilisant dû à l’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 s’accompagne d’autres effets qui eux sont négatifs, comme l’échaudage ou le stress hydrique. Quel effet sera dominant ? Je pense que cela dépendra du lieu géographique, en particulier des conditions climatiques et météorologiques. Sur cette balance entre effets positifs et négatifs, on a des connaissances à l’échelle régionale, pour certaines cultures. En France, le projet Climator [6], coordonné par Nadine Brisson de l’Inra, a permis d’apporter des réponses convergentes grâce à différents modèles et pour différentes cultures. Mais on n’a pas encore d’équivalent au niveau mondial pour apporter une réponse globale robuste [7].
Frédéric Levrault
Il y a bien deux aspects dans cette « controverse » autour de l’effet « fertilisant » du CO2. Le premier est de savoir si ce mécanisme est réel et s’il concerne toutes les espèces cultivées. Et effectivement, le mécanisme est réel. En revanche, il ne concerne pas toutes les espèces cultivées de la même façon. La courbe de réponse de la photosynthèse à la concentration atmosphérique en CO2 est différente pour les plantes dites en C3 et les plantes en C4. En simplifiant, les plantes en C4 sont plutôt des plantes d’origine tropicale (par exemple le maïs), et les plantes en C3 sont plutôt d’origine eurasienne (blé, colza, vigne, etc.). Les plantes en C3 ont une courbe de réponse au CO2 assez progressive : ainsi, jusqu’à des concentrations en CO2 de 600, 700 voire 900 ppm, on continue à avoir une augmentation de l’activité photosynthétique. À l’inverse, pour les plantes en C4, il existe un plafond, autour de 400 ppm, au-delà duquel la photosynthèse n’est plus favorisée. Or, nous avons déjà atteint ce seuil de 400 ppm, ce qui signifie que les plantes en C4 sont déjà au maximum de leur réponse et ne bénéficieront plus de concentrations en CO2 plus élevées. Seules les plantes en C3 bénéficieront à l’avenir de l’effet dit fertilisant du dioxyde de carbone.
Le deuxième point de discussion consiste à s’interroger sur le fait que l’agriculture aurait intérêt à une augmentation de la concen¬tration en dioxyde de carbone pour accroître sa productivité. La réponse est clairement négative. D’une part, on l’a vu, seule une partie des plantes bénéficiera de l’effet fertilisant à venir du CO2. D’autre part, l’augmentation de la concentration sera accompagnée en France notamment par un durcissement des conditions hydriques. On pourrait penser que le CO2 va induire un mécanisme de compensation des effets négatifs du changement climatique, mais le bilan des différents effets (carbone et hydrique), est au total clairement dégradé lorsque la teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère s’élève. Autrement dit, l’effet CO2 ne l’emporte pas sur la contrainte hydrique accrue et l’agriculture n’a aucun intérêt à retirer d’une augmentation massive de la teneur en CO2 de l’atmosphère.
2. Perceptions des agriculteurs et mobilisations autour du changement climatique
CEP
Où en est-on actuellement de la prise de conscience du changement climatique par les agriculteurs ?
Frédéric Levrault
En France, la prise de conscience de l’enjeu « changement climatique » par les agriculteurs et leur environnement technique, administratif et politique, est actuellement en cours. Mais cette prise de conscience est encore limitée : on peut et on doit encore progresser dans l’explication du phénomène, dans la mise à disposition d’informations sur les impacts agricoles du changement climatique, dans l’identification des voies d’adaptation et la construction de solutions d’adaptation. Nous nous situons donc dans une période de transition, où l’on a certes beaucoup progressé dans la connaissance des impacts présents et futurs du changement climatique, mais où la mise en place de solutions d’adaptation est encore très insuffisamment développée et loin d’être généralisée.
Il y a néanmoins des projets et des actions au niveau local. En viticulture par exemple, on assiste à des essais de récoltes avancées permettant de récolter des baies moins matures et d’éviter les effets de températures trop élevées au moment des vendanges, qui pénalisent la qualité des jus de raisin. Il y a également des essais de récolte nocturne, de changement de cépages, d’ombrage et de techniques de taille permettant de moins exposer les baies au soleil. Les solutions techniques sont donc en cours d’élaboration.
Ce qui manque vraiment aujourd’hui, de mon point de vue, ce sont des projets collectifs, territoriaux, départementaux, ou régionaux, portés par les élus pour favoriser l’adaptation de l’agriculture au changement climatique. Ce manque s’explique sans doute par notre connaissance encore incomplète de la diversité des impacts et des adaptations qu’il faudra mettre en œuvre, et par notre difficulté à agréger un ensemble de solutions d’adaptation au sein d’un territoire. Il faut donc encore travailler à la mise en place de ces solutions de façon ambitieuse, partagée et généralisée dans l’ensemble des campagnes françaises.
Nathalie de Noblet
À mon sens, les travaux du GIEC ont le mérite de dire clairement que l’on ne peut pas faire l’économie de réfléchir à l’adaptation et à l’atténuation. Mais les acteurs ne prennent conscience de l’urgence climatique qu’à partir du moment où leur système est en danger. C’est pourquoi la véritable prise de conscience viendra petit à petit.
On peut toutefois signaler que le secteur forestier est conscient du changement climatique depuis assez longtemps car les activités y sont menées sur des temps longs (plusieurs dizaines d’années). Le secteur viticole a également été alerté depuis quelque temps déjà. Les agriculteurs commencent à en prendre conscience eux aussi. Au fur et mesure que les gens vont subir des événements que l’on pourra plus ou moins attribuer au changement climatique, et qu’il sera évident pour eux que ces événements sont négatifs, alors les acteurs feront un effort et se mobiliseront autour de l’adaptation et de l’atténuation.
CEP
Pourquoi les solutions existantes d’adaptation au changement climatique ne sont-elles pas plus souvent adoptées par les agriculteurs ? Quels leviers mobiliser pour favoriser leur diffusion ?
Frédéric Levrault
Trois principales difficultés empêchent les agriculteurs de mettre en place des solutions d’adaptation. La première, c’est la variabilité inter-annuelle du climat. Si l’on regarde les évolutions de différentes variables climatiques (température moyenne, nombre de jours chauds, nombre de jours de gel, cumul de pluies, etc.), on arrive à percevoir des évolutions tendancielles, notamment pour la température. Mais ces évolutions sont très fortement masquées par la variabilité inter-annuelle, et ceci est vrai aussi bien pour les observations passées que pour les projections futures. Donc, pour percevoir des tendances, il faut analyser des séries de données très longues – c’est un des objectifs de l’observatoire régional développé en Poitou-Charentes [8]. Or, l’agriculteur, bien qu’il y soit confronté chaque jour, ne peut avoir une mémoire si longue des évolutions du climat. Sa mémoire à « seulement » 3-5 ans des événements climatiques et la forte variabilité inter-annuelle rendent difficiles la distinction entre tendances longues et événements ponctuels, et donc la perception globale du changement climatique.
La deuxième difficulté est due au fait que les projections sur le climat futur sont le plus souvent réalisées pour des horizons assez lointains : typiquement entre le milieu et la fin du XXIe siècle. Ces horizons sont très éloignés pour les opérateurs économiques que sont les agriculteurs. Même s’ils peuvent être convaincus par ces projections, ces échéances leur semblent tellement lointaines qu’ils ne voient pas la nécessité de mettre en place immédiatement des solutions d’adaptation. Cela ne les pousse pas à une action à court terme.
Enfin, il y a une troisième raison, qui est la difficulté de construire un discours « équilibré » autour de l’adaptation au changement climatique, à savoir ni trop catastrophiste, ni trop peu. Si le message est trop alarmiste, alors il provoque évitement, voire rejet, chez les agriculteurs. À l’inverse, s’il est trop mesuré, alors il est peu entendu et ne déclenche aucune réaction. Il est important de présenter à la fois les perspectives négatives (durcissement des conditions hydriques, qui va nécessiter des arbitrages) et positives (opportunités d’adaptation telles que l’introduction de cultures dérobées qui peuvent apporter un complément de revenu, etc.). Ces nouvelles contraintes et nouvelles opportunités doivent donner lieu à une appropriation de cet enjeu climatique par les agriculteurs : elles permettront d’alimenter leur réflexion et de mettre en place progressivement des solutions d’adaptation.
CEP
Les effets du changement climatique se font-ils déjà sentir sur les secteurs agricole et forestier, et comment ?
Nathalie de Noblet
La réponse est clairement oui, les effets du changement climatique se font déjà sentir. Il y a des effets purement climatiques, comme la hausse de la température, et également d’autres effets liés au fonctionnement des agroécosystèmes : un changement de la durée de la saison de croissance, ou encore des décalages entre les périodes de développement des bio-agresseurs (maladies, chenilles, insectes, etc.) et les cycles phénologiques des plantes. Pour les forêts, il y a aussi des bio-agresseurs qui migrent beaucoup plus vite que les forêts, qui par définition sont plantées, donc ne peuvent pas se déplacer.
Il faut aussi mentionner les événements extrêmes, dont on peut dire que la fréquence, statistiquement, va augmenter. L’attribution au changement climatique d’un événement extrême en particulier reste bien sûr délicate : on ne peut pas dire avec certitude que la tempête de 1999 ou la canicule de 2003 sont des événements dus au changement climatique. En revanche, ce type d’événement risque de devenir plus fréquent, ou de devenir un peu plus « la normale », dans le futur. Dans cette perspective, on peut dire qu’un événement comme celui de 2003 ressemble à ce qui pourra se produire de manière plus récurrente dans une trentaine d’années.
CEP
Au niveau mondial, quels sont les principaux impacts attendus du changement climatique sur les « agricultures du monde » ?
Nathalie de Noblet
Il y a évidemment beaucoup de travaux sur les impacts futurs du changement climatique sur l’agriculture. De très nombreux résultats existent, du niveau local au niveau national voire continental. Toutefois, au niveau global, il est très difficile de donner une conclusion fiable et robuste sur les impacts futurs du changement climatique sur l’agriculture mondiale, car aucune étude n’est rigoureusement comparable à une autre. En effet, chaque étude a été réalisée pour une culture donnée, avec un modèle particulier, un scénario particulier, dans une région précise, etc. Les résultats peuvent être contradictoires d’une étude à l’autre. Il y a donc besoin d’inter-comparer tous ces résultats avant de formuler une réponse globale sur les impacts du changement climatique sur l’agriculture.
Depuis quatre ans, se fait jour un effort international sur le sujet, avec AgMIP (Agricultural Model Intercomparison and Improvement Project) [9]. Ce projet vient d’une initiative du ministère américain de l’agriculture, et l’Inra et le LSCE y sont impliqués. L’objectif est de développer, comme pour le GIEC, un ensemble d’études cohérent, qui permette d’inter-comparer les modèles – non plus des modèles de climat, mais de modèles qui simulent le fonctionnement d’agro-systèmes au sens large (agriculture, prairies, forêts) –, de forcer les modèles avec les mêmes conditions, et d’explorer l’ensemble des trajectoires.
Ce type de travail devrait donc permettre in fine de produire des conclusions plus robustes au niveau mondial. Mais il y a encore plusieurs limites car ces modèles d’agriculture font plusieurs simplifications : ils prennent rarement en compte les itinéraires techniques complets, les périodes d’interculture, ni même les successions culturales. En contrepoint, en France, une contribution importante de l’Inra est justement d’utiliser des modèles spécifiques et « ponctuels », comme STICS, qui eux tiennent compte de beaucoup plus d’itinéraires techniques. D’autre part, la plupart de ces modèles n’incluent pas non plus les interactions entre les plantes cultivées et les bio-agresseurs. Il y a donc encore beaucoup de travail, et beaucoup de pistes d’amélioration pour ce qui concerne les modèles d’agronomie globale. Mais leur avantage, même aujourd’hui, est qu’ils peuvent évaluer en chaque point du globe l’évolution de la productivité potentielle (climatique) des cultures qu’ils savent représenter. Cela peut permettre d’avoir une première vision d’ensemble, à grande échelle (nationale, continentale ou globale), des zones à risque ou d’opportunités pour certaines grandes cultures.
Au-delà des modèles, les avis d’experts sont également très importants. Modèles et experts peuvent même être tout à fait complémentaires : par exemple, dans certains projets, on va produire, au moyen de modèles, et pour plusieurs régions, un faisceau d’indicateurs du changement climatique pour le secteur agricole (recalculer des dates potentielles de semis, des périodes de stress hydrique plus ou moins intenses, etc.). Face à ce faisceau d’indicateurs, un expert d’une région donnée va pouvoir élaborer des stratégies adaptées au contexte local qu’il connaît bien, en disant : « si je dois semer plus tôt, et si la période de floraison tombe au moment d’un stress hydrique, voilà comment je m’adapterai ». Il faut développer ce genre d’approches, dans lesquelles le dire d’expert se base sur un ensemble de résultats produits par les scientifiques (issus de modélisation, mais pas uniquement), et où l’expert analyse les résultats produits au regard de ce qu’il connaît de sa région, des semences auxquelles il est habitué, etc. C’est un petit peu ce que le CEP a développé dans la prospective AFClim [10], et c’est aussi dans cet esprit que nous avons lancé le projet de recherche ORACLE [11], financé par l’ANR depuis mars 2011.
CEP
Arrive-t-on aujourd’hui à avoir une image globale des impacts du changement climatique sur les différentes agricultures, ou bien seulement une image « impressionniste », ponctuelle, limitée à des points critiques ?
Alexandre Meybeck
Actuellement, le principal impact dans pratiquement toutes les agricultures du monde, c’est l’augmentation de la variabilité du climat, et en particulier des précipitations et des dates auxquelles elles surviennent. Cela a déjà des impacts importants sur les agricultures tropicales pluviales, dont la production dépend de manière cruciale à la fois du moment où les pluies arrivent, et de la longueur de la saison des pluies.
Bien sûr, on parle aussi beaucoup des événements extrêmes, notamment les sécheresses comme celle qui a touché les États-Unis en 2012. Mais en agriculture, un événement qui n’est pas perçu par le reste de la population comme un événement extrême, peut avoir des conséquences dramatiques. Un décalage des pluies de quelques jours, ou une augmentation de deux ou trois degrés à un moment critique de la floraison, par exemple, peut suffire pour perdre une partie, ou la totalité, de la récolte. Or, dans beaucoup d’endroits, on commence déjà à sentir ce type d’effets.
S’agissant des précipitations, une tendance se dégage, confirmée par le dernier rapport du GIEC : les zones sèches et les saisons sèches deviennent plus sèches, et les zones humides et les saisons humides, plus humides. Les événements extrêmes, sécheresses comme inondations, devraient donc se multiplier.
Il y a aussi l’augmentation progressive des températures avec des différences marquées selon les régions : une élévation moyenne de + 1° sur le globe, c’est beaucoup plus sur les continents, et encore beaucoup plus dans certains pays. C’est notamment le cas du continent Africain, qui est déjà un continent chaud. Et, au-delà des moyennes, le plus important concernant les températures, c’est l’élévation des maximales. Dans certains pays où les températures avoisinent déjà les 40°C, si celles-ci augmentent encore de deux ou trois degrés, il y a des cultures et des élevages que l’on ne pourra plus pratiquer.
À l’horizon 2050, on arrive ainsi à dégager deux grands impacts sur les productions. Le premier, c’est une baisse globale de la productivité dans certaines régions, déjà très vulnérables à l’insécurité alimentaire, notamment dans les zones intertropicales. Mais aussi dans des zones qui sont des « greniers à blé ».
En second lieu, ces évolutions devraient s’accompagner d’un déplacement des cultures. L’institut de recherche agronomique Brésilien, l’EMBRAPA, a ainsi mené une très belle étude, fondée sur l’analyse des risques météorologiques qui montrait par exemple que certaines zones productrices de café aujourd’hui, ne le seront plus en 2050, et inversement [12]. Comme le Brésil est très étendu, cela ne veut pas dire forcément que, globalement, les superficies favorables au café diminueront, mais ces déplacements représenteront à coup sûr un énorme défi pour l’adaptation des agriculteurs, mais aussi des filières.
Ceci étant dit, ces projections, ces études sont généralement issues de modélisations assez simples. D’une part, si on a multiplié ce type d’études sur les « grandes cultures » (maïs, blé, riz), on en sait beaucoup moins sur de nombreuses cultures pourtant essentielles comme le manioc. On en sait également moins sur les élevages, alors même que des cas réels de mortalités importantes de poulet provoquées par des pics de chaleur ont été rapportés, par exemple. On manque aussi de connaissances sur les productions sauvages, qui dans de nombreuses régions, jouent un rôle important en période de soudure. On modélise au fond assez bien l’impact d’un phénomène simple sur un système « simple », comme le blé. En revanche, on ne modélise pas du tout les impacts sur les écosystèmes, parce qu’ils sont complexes, et notre connaissance de leur fonctionnement, insuffisante. L’exemple typique ici, ce sont les pollinisateurs : si les fleurs dont se nourrissent les pollinisateurs s’adaptent différemment de ces derniers, les deux risquent de disparaître.
Autre élément essentiel et encore mal connu : les impacts du changement climatique sur tous les ravageurs, maladies et parasites, des plantes et des animaux. Il y a eu des études sur les arboviroses, qui sont des maladies transmises par des insectes piqueurs. Certaines de ces maladies, comme la fièvre de la vallée du Rift, sont tellement liées au climat que les prévisions annuelles de la NASA et l’OMS sont bâties à partir de modèles climatiques. Pour d’autres maladies, c’est plus difficile, et si l’on peut avoir une idée du déplacement de ces maladies, il est très délicat d’anticiper leurs effets. Elles vont toucher des endroits où on ne les connaissait pas avant. Les animaux et les populations sont moins résistants, et les institutions et les services vétérinaires n’ont pas l’habitude de leur faire face, etc.
Au-delà de l’agriculture, une véritable inquiétude monte, depuis quelques années, à propos de l’impact du changement climatique sur la sécurité alimentaire. C’est dans ce contexte que le Comité de sécurité alimentaire mondiale, le CSA, a demandé à son panel d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition, le HLPE, une étude sur l’impact du changement climatique sur la sécurité alimentaire, sujet beaucoup plus vaste que l’impact sur l’agriculture [13] . Cette étude met bien en évidence que de nombreux impacts seront beaucoup plus forts au niveau local ou régional qu’au niveau mondial. Il y a donc d’un côté, la question de la production globale de nourriture, et de l’autre, le fait que, dans certaines régions, on ne pourra bientôt plus produire comme avant, ou beaucoup moins.
Et l’impact sur la sécurité alimentaire concernera non seulement la disponibilité, mais aussi l’accès et la stabilité de cet accès à la nourriture. Le changement climatique devrait avoir un impact beaucoup plus important, rapide, et violent sur les zones et les populations déjà les plus vulnérables – et celles qui souffrent le plus de la faim actuellement. Les pays les moins avancés dépendent énormément de leur agriculture, à la fois pour leur revenu, leur PIB et leurs exportations, mais surtout pour l’emploi. Dans certains pays, 50 à 75 %de la population travaillent dans le secteur agricole au sens de la FAO (agriculture + forêt + pêche). Ces pays et ces populations auront moins de produits pour eux-mêmes, mais aussi moins de revenu pour en acheter sur les marchés mondiaux, à un moment où les prix de la nourriture vont augmenter. Les perspectives qui se dessinent pour ces pays sont réellement préoccupantes.
Enfin, un des impacts les plus importants de l’irrégularité plus grande du climat demain, c’est un risque d’augmentation de la volatilité des prix. Un certain nombre de zones qui sont actuellement des greniers à céréales, vont connaître des productions moins régulières, par exemple autour de la mer Noire.
CEP
À l’échelle de la France, quels sont les principaux impacts attendus du changement clima¬tique sur l’agriculture ?
Frédéric Levrault
Lorsque l’on parle d’impacts agricoles, il convient de distinguer les deux grandes composantes du changement climatique : la composante thermique et la composante hydrique.
L’impact agricole le plus perceptible est lié à la composante thermique : il s’agit du raccourcissement de la durée des cycles culturaux. On parle également d’accélération de la phénologie. En effet, plus la température est élevée, plus le développement des plantes s’accélère, et donc moins il faut de temps pour que les plantes « bouclent » leur cycle cultural. Ce mécanisme, qui concerne toutes les espèces cultivées, est déjà à l’œuvre, l’exemple le plus connu étant l’avancée des dates de vendanges dans un grand nombre de vignobles français. Ce raccourcissement des cycles culturaux représente plutôt un atout car il va soustraire en partie les cultures aux stress hydriques et thermiques que l’on rencontre habituellement en fin de cycle (printemps et été). On appelle cela l’esquive. Mais ce raccourcissement comporte aussi des effets négatifs : il peut notamment limiter la productivité des cultures, en particulier lorsqu’il touche la période de remplissage des grains.
L’autre impact agricole majeur du changement climatique sur l’agriculture française est lié à la composante hydrique de l’évolution du climat. En effet, les modélisations climatiques font apparaître dès à présent une augmentation de l’évapotranspiration et, à partir du milieu du XXIe siècle, une diminution des précipitations. La combinaison de ces deux éléments se traduira par un durcissement des conditions hydriques sur la majeure partie de la France. Cela aura pour conséquence une augmen¬tation du stress hydrique des cultures, qui ne pourra pas être systématiquement compensée par une augmentation de l’irrigation. L’enjeu pour l’agriculture française sera d’identifier la bonne combinaison d’adaptations entre recours à l’irrigation et mise en œuvre de productions économes en eau. Toutes les productions agricoles, irriguées et non irriguées, sont donc concernées par ce défi.
Le sujet est très important pour l’agriculture française, mais pour autant, il est inutile de faire preuve de catastrophisme. Gardons à l’esprit que malgré les variations régionales en France métropolitaine (du climat méditerranéen au climat continental), notre point de départ est celui d’un climat globalement tempéré, très favorable à l’agriculture. Même si ce climat est demain un peu plus chaud et un peu plus tendu au niveau hydrique, la situation ne deviendra pas pour autant incompatible avec une production agricole d’ampleur. Il convient cependant de ne pas minimiser les enjeux du changement climatique pour l’agriculture française, et d’explorer toutes les options d’adaptation, notamment en ce qui concerne la question de l’eau.
CEP
Dans ce contexte, y a-t-il des régions plus particulièrement concernées ? La géographie de certaines productions va-t-elle changer ?
Frédéric Levrault
Je suis assez réticent à définir des régions gagnantes et des régions perdantes. Poser le débat ainsi serait contre-productif et n’aiderait pas l’agriculture française à construire un projet d’adaptation au changement climatique. L’enjeu est au contraire, dans chaque région, de s’approprier la problématique pour trouver des solutions adaptées au contexte local, ceci en tenant compte du climat et de son évolution, des types de sol, des filières et des acteurs économiques locaux.
On peut toutefois percevoir que s’esquisse un gradient des impacts du changement climatique en France métropolitaine. Dans les zones les plus au Sud du territoire, le durcissement des conditions hydriques prendra une acuité particulière car le contexte actuel est souvent déjà tendu. En outre, les capacités à constituer un stockage d’eau supplémentaire, diffèrent d’une région à l’autre en fonction de la ressource disponible. À l’inverse, dans les zones les plus au Nord du territoire, le contexte hydrique actuel étant plus favorable, la dégradation n’aura pas les mêmes conséquences. Ce gradient Nord/Sud, ou plus exactement Nord-Est/Sud-Ouest, est une clef importante de lecture de l’enjeu « eau et agriculture » au cours du XXIe siècle.
En ce qui concerne les températures, le réchauffement climatique dans les zones méridionales pourrait pénaliser les cultures lors d’épisodes de fortes chaleurs (problème d’échaudage par exemple). Dans les zones aujourd’hui plus fraîches, l’élévation des températures pourrait à l’inverse représenter une opportunité pour développer de nouvelles cultu¬res, dont les besoins thermiques ne sont aujourd’hui pas satisfaits : tournesol, maïs ou vigne par exemple.
En fonction des situations, les enjeux liés au changement climatique ne seront ainsi pas les mêmes. Il importera donc de construire des solutions d’adaptation tenant compte des particularités locales et des possibilités d’adaptation des exploitations, des structures et des filières.
CEP
Les identités territoriales et les terroirs français sont-ils menacés par le changement climatique ?
Frédéric Levrault
La question du changement climatique se pose en effet différemment d’une part pour les productions à forte typicité et à forte valeur ajoutée, et d’autre part pour des productions industrielles où l’image du produit est moins forte. En grandes cultures par exemple, l’origine de la production importe peu en matière de commercialisation.
Pour les produits à forte typicité, pour lesquels l’origine géographique du produit est très importante et souvent associée à une appellation – AOP, etc. –, le changement climatique nous interroge sur la capacité à maintenir le couple typicité-localisation dans l’avenir. En viticulture par exemple, on sait qu’il sera difficile, à l’horizon 2050, de faire du vin de Bordeaux dans le Bordelais, ayant les caractéristiques du vin de Bordeaux que l’on connaît aujourd’hui. On peut alors se demander s’il convient de modifier la typicité du vin de Bordeaux à l’horizon 2050 (ce qui suppose de modifier le cahier des charges de l’AOP), ou s’il faut produire du vin avec les caractéristiques que l’on connaît aujourd’hui, mais dans un autre terroir, situé sans doute plus au Nord.
CEP
Au niveau mondial, certaines régions vont-elles profiter du changement climatique pour mettre en production des surfaces actuellement peu propices à l’agriculture ?
Alexandre Meybeck
C’est une très bonne question. C’est à la fois vrai et un peu plus compliqué que cela. D’une manière générale, les zones à climats plus froids, le Nord de l’Europe, la Sibérie, vont en effet avoir plus de possibilités de mise en culture. Mais des études ont fait remarquer, pour la Sibérie par exemple, que, si les températures allaient augmenter, il n’en était pas de même des précipitations. Donc les possibilités de mise en culture par l’agriculture pluviale, ne sont pas nécessairement aussi importantes qu’on a pu le penser.
Autre point très important : du fait du changement climatique, les conditions de mise en culture changent radicalement, au-delà des seules températures et précipitations. Des études ont ainsi montré que la diminution de la couverture neigeuse en hiver pose des problèmes particuliers, et que le froid et la neige tuaient parfois les principaux parasites. Demain, il faudra sans doute adapter les méthodes de culture. Or ces changements sont plus faciles à mener dans les pays riches, dotés d’institutions, d’un appareil de développement, de centres de recherche, etc. Les pays qui ne disposent pas de tout cet appareil n’auront pas, non plus, les moyens de profiter pleinement des opportunités nouvelles. Et dans tous les cas, l’augmentation de la variabilité rend les choses un peu plus difficiles à gérer car les variétés végétales et les races animales commercialisées, très productives car sélectionnées sur le seul critère de rendement, ont généralement une capacité moindre à supporter les variations extérieures.
3. L’agriculture, facteur du changement climatique
CEP
Parmi les causes humaines du réchauffement climatique global, quelle contribution revient selon vous aux secteurs agricoles et forestiers ?
Nathalie de Noblet
Pour la partie changement d’usage des sols, la déforestation a été responsable de l’émission de 3 Pg [14] de carbone et partiellement compensée par le stockage de 2 Pg (à travers les repousses forestières). Soit une émission nette d’1 Pg de carbone. Pour la partie agriculture, les émissions de CO2 sont très minoritaires par rapport à d’autres GES, comme le méthane (CH4) ou le protoxyde d’azote (N2O).
Alexandre Meybeck
Le rapport du HLPE [15] a passé en revue les différents chiffres disponibles en 2005. Au total et en arrondissant, le secteur agricole au sens large contribue pour 25 à 30 %des émissions globales. Le changement d’utilisation des terres, principalement la déforestation à laquelle contribue l’extension de l’agriculture, représentait environ la moitié, entre 11 et 17 % . L’agriculture au sens strict représentait 15 %des émissions : 13 %comptés dans le « secteur agricole » et 2 %supplémentaires provoqués par le secteur agricole mais comptabilisés dans d’autres secteurs – essentiellement la production d’engrais et de pesticides, et la consommation énergétique sur les exploitations agricoles. Le secteur de l’élevage est un poste important, notamment en raison de la production de méthane des ruminants, de la gestion des effluents d’élevage et de la production de nourriture pour l’élevage. Le riz est une source d’émission de méthane importante, mais les projections ne prévoient pas d’augmentation importante de sa production. Le secteur de l’élevage augmente beaucoup plus vite.
Nathalie de Noblet
En plus des émissions nettes de GES dont ils sont responsables, l’agriculture et les changements d’usage des terres ont aussi un impact sur la météorologie et le climat au niveau plutôt local, voire régional, à travers des effets que l’on appelle non-radiatifs. C’est un aspect de l’effet de l’anthropisation des sols sur le climat qui a tendance à être régulièrement oublié, alors qu’il peut avoir des conséquences importantes sur le climat d’une région, et donc sur la productivité. Ces effets sont issus des changements d’évapotranspiration et de convection de chaleur sèche qui impactent la température de surface, la réserve en eau utile aux plantes, l’humidité de l’air et la convection et par conséquent la couverture nuageuse et l’intensité des précipitations. Dans certaines régions du monde, la mise en culture des terres ou le fait de les irriguer, par exemple, peut affecter de manière très importante la température par ces effets non-radiatifs. Ce changement de température peut être d’une amplitude supérieure (voire de signe opposé) au changement induit par l’augmentation des gaz à effet de serre (et donc résultant du changement climatique global). À titre d’exemple, si l’effet du changement climatique est une augmentation de 1,5°C de la température estivale d’une région A, l’irrigation des cultures de cette même région A pourrait induire un refroidissement estival de même amplitude (– 1,5°C). A ne verrait donc pas de changement de sa température, malgré le changement climatique, parce que deux effets se compensent à son échelle : le changement climatique et l’usage qui est fait des sols. Ainsi, pour une région donnée, tout changement observé est dû non seulement au changement climatique global, mais aussi à des effets locaux liés à l’occupation du sol, qui vont avoir un effet sur la météo locale et compenser, voire annuler, ou au contraire amplifier, les effets du changement climatique global. Les changements d’usage des terres ont donc un rôle très important vis-à-vis du changement climatique : à la fois pour les émissions de GES dont ils sont responsables, et pour leurs effets locaux sur le climat.
Nous avons intercomparé les résultats de plusieurs modèles de climat forcés par le même changement d’usage des terres à l’échelle mondiale depuis la période préindustrielle. En Amérique du Nord et en Europe, nous avons montré qu’entre 1850 et aujourd’hui, le réchauffement climatique (induit par l’augmentation des GES, y compris ceux liés à la déforestation) a été presque entièrement compensé par un refroidissement local lié à la mise en culture de zones forestières, ou de grandes zones prairiales (naturelles). L’influence, sur la météorologie locale, de changements d’occupation des sols peut donc atténuer voire annuler l’expression locale du changement climatique dans les latitudes tempérées. Dans les latitudes tropicales, c’est plutôt un phénomène d’amplification qui est constaté. Mais ces éléments font encore l’objet de recherches aujourd’hui. En revanche, les impacts éventuels de changements d’usages des sols, dans une région, sur le climat d’une autre région (ce qui est généralement appelé « téléconnexions »), sont très difficiles à identifier. Il n’existe pas d’accord entre les modèles de climat sur l’existence d’une propagation d’un tel signal au-delà de la région perturbée.
Mieux quantifier le rôle que joue l’aménagement d’un territoire, ainsi que l’usage qui y est fait des sols, sur le climat et la météorologie de ce territoire, est l’un des objectifs du laboratoire d’excellence BASC [16] Nous envisageons pour cela de prédéfinir tout un panel de scénarios d’occupation des sols afin de forcer un modèle climatique régional nous permettant de quantifier les impacts de ces scénarios sur l’atmosphère (qualité de l’air, expression des événements extrêmes, etc.).
4. Les solutions pour l’atténuation
CEP
Quels sont les leviers techniques les plus prometteurs pour diminuer les émissions de GES agricoles ?
Frédéric Levrault
Au niveau français, l’agriculture émet environ 100 millions de tonnes équivalent (teq) CO2 par an, ce qui représente un cinquième des émissions françaises de GES. La part des émissions du secteur agricole dans les émissions totales est plus importante en France (20 % ) qu’au niveau européen (9 % ). Ceci s’explique par la part économique plus importante du secteur agricole en France qu’en Europe.
Depuis 1990, les émissions agricoles de GES en France ont diminué d’un peu moins de 10 % , du fait de quelques améliorations techniques, mais surtout de la modération de la consommation d’engrais azotés minéraux imposée par la Directive Nitrates, et de la réduction tendancielle du cheptel bovin français. Cette baisse des émissions, bien qu’appréciable, ne suffira pas pour atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés aux horizons 2020 (– 20 % ) et 2030 (– 40 % ). Il y a alors deux façons d’envisager la diminution des émissions de GES : l’une assez radicale, et l’autre plus modérée.
Dans la prospective Afterres 2050 [17], le potentiel de réduction des émissions atteint environ 50 % . Pour atteindre ce niveau, une révision considérable de notre modèle agricole est nécessaire. Cela implique le quasi-abandon de la vocation exportatrice de l’agriculture française, une forte modification des régimes alimentaires des Français s’appuyant sur la réduction de la consommation des produits carnés, et enfin un nouvel équilibre entre cultures à vocation alimentaire et celles à vocation énergétique. Cela constitue un cas d’étude intéressant, mais ce changement serait considérable et son appropriation par le monde agricole, sans doute, très difficile.
Dans un registre plus mesuré, dans lequel la faisabilité et l’acceptabilité peuvent être plus immédiates, on peut se référer à l’étude récemment conduite par l’Inra sur le potentiel d’atténuation de l’agriculture française [18]. Les auteurs ont analysé dix actions qui ne remettent pas en cause les systèmes de production actuels, qui n’engendrent pas de baisse de production de plus de 10 % , et qui sont d’ores et déjà réalisables. À l’horizon 2030, cette étude conclut à un potentiel de réduction des émissions de GES de l’ordre de 30 %(soit 32 millions de tonnes de CO2 équivalent évitées par an). Ce chiffre est non négligeable, et bien plus important que celui qui a été atteint depuis 1990. Ce qui me semble particulièrement intéressant, c’est que ce potentiel d’atténuation repose sur une diversité de pratiques agricoles toutes accessibles aux agriculteurs : fertilisation minérale azotée, stockage de carbone dans le sol et la biomasse, rations alimentaires des animaux, valorisation des effluents et production d’énergies renouvelables.
Alexandre Meybeck
Au niveau mondial, la production va augmenter, pour répondre à une augmentation de la demande de l’ordre de 60 %d’ici 2050. Dans cette perspective, les fertilisants sont une source d’émission importante. Pourtant, il vaut mieux utiliser un peu plus de fertilisants, que déforester pour augmenter la production. Il vaut mieux, d’un point de vue climatique, utiliser les terres qui sont déjà défrichées, que défricher des terres nouvelles ; intensifier de manière durable, qu’extensifier. En Afrique, par exemple, on est dans une situation où augmenter les apports en fertilisants, c’est une solution pour atténuer le changement climatique, en réduisant la déforestation induite par la dégradation des sols et le besoin de nouvelles terres.
Les émissions sont parfois provoquées par la mauvaise utilisation des ressources. Des leviers techniques existent au niveau de la fertilisation, et au niveau de l’alimentation animale. Un kilo d’engrais absorbé par les plantes n’émet pas de gaz à effet de serre. Les émissions d’engrais qu’on retrouve dans l’atmosphère tiennent à ce que l’engrais n’a pas été utilisé par les plantes. Le problème, c’est que les plantes n’absorbent jamais la totalité de l’azote apporté. Elles en absorbent plus, si elles sont bien gérées. Une meilleure gestion des engrais, c’est aussi une meilleure production.
De même, la production de méthane, c’est de l’aliment qui n’a pas été complètement assimilé par les animaux. Mieux gérer l’alimentation, la gestion et la santé du troupeau, permet d’augmenter la production agricole sans augmenter les émissions, ou du moins sans les augmenter aussi vite que l’augmentation de la production. Il faut avoir une vision assez large de cette notion de meilleure utilisation des ressources. Mieux le système est géré (troupeau bovin, utilisation de l’engrais, microfaune du sol), mieux on arrive à produire, moins on émet.
Ainsi, en Afrique la mortalité des veaux est de 25 % , contre une moyenne mondiale de 8 % . Cela veut dire qu’il y a une vache sur quatre qui ne produit pas de veau, et qui ne produit pas de lait (dans la majorité des systèmes, sans veau, il n’y a pas de lait). Cette vache-là émet donc du méthane, elle mange de l’herbe là où il n’y en n’a pas beaucoup, et sans produire. Réduire la mortalité des veaux, c’est donc à la fois une action de mitigation du changement climatique, et d’amélioration de la sécurité alimentaire. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux objectifs globaux.
Dans bien des cas, et sans parler d’autres impacts environnementaux, une agriculture assez intensive est plus productive ou plus efficace que des agricultures de type plus extensif. Les petits agriculteurs, c’est vrai, émettent très peu, soit par hectare, soit par personne. Mais rapporté à l’hectare, en comparaison avec les grands producteurs des pays avancés, ils produisent très peu de nourriture. Et quand on pense sécurité alimentaire, ce qui est important c’est aussi de produire de la nourriture. Quand on est dans un système extensif où l’on n’arrive pas à exploiter toutes les potentialités du sol, pour tout un tas de raisons –parce qu’on manque d’intrants, de bonnes pratiques, de semences adaptées, etc. –, cela impose de déforester un peu plus, une cause majeure d’émissions.
Pour la FAO, l’atténuation est surtout à voir comme une conséquence de l’amélioration de l’efficacité des systèmes. Avec un système plus efficace, on émet moins pour produire autant ou plus. Un rapport de la FAO sur l’élevage a montré que la marge de manœuvre et la capacité d’amélioration à l’intérieur de chaque système est considérable [19] Si dans un système et une zone agroclimatique donnés, tous les éleveurs adoptent les pratiques des 10 %les plus efficaces, les émissions pourraient être réduites de 30 % .
CEP
Et y a-t-il des systèmes de production moins favorables que d’autres à une démarche d’atténuation ?
Frédéric Levrault
La réduction des émissions ne se limite pas à certaines orientations productives, à l’exclusion d’autres : toutes les filières peuvent y contribuer, notamment en optimisant leur utilisation de l’énergie fossile (moins d’énergie utilisée pour la même valeur ajoutée produite). En la matière, ceux qui se sont le moins engagés dans cette voie sont peut-être ceux qui représentent le plus important potentiel d’atténuation. Et ils sont présents dans toutes les filières : aussi bien en cultures annuelles, en cas de fertilisation minérale mal maîtrisée, en horticulture, en cas de serres énergivores, ou encore en production animale, en cas de mauvaise gestion des effluents d’élevage, par exemple.
Ainsi, il y a dans toutes les filières des solutions techniques réalistes pour réduire de façon significative les émissions de GES dues au secteur agricole. Il semble donc possible, pour l’agriculture française, de contribuer à l’atteinte des objectifs d’atténuation que nous nous sommes fixés pour les prochaines décennies.
Pour cela, il faut porter ces solutions techniques à la connaissance des agriculteurs, faire la démonstration de leur faisabilité et de leur efficacité, y compris économique, c’est-à-dire démontrer qu’elles ne dégradent pas les performances économiques de l’exploitation. Cela passe par des formations, des démonstrations, mais aussi par la conviction des responsables politiques agricoles.
En résumé, on peut dire qu’il ne suffit pas d’identifier les solutions techniques, il faut aussi « mettre en musique » ces solutions aux échelles spatiales appropriées : certaines au niveau national, certaines au niveau très local et d’autres encore à des niveaux intermédiaires. Il y a encore de nombreux freins à cela, par exemple du fait de l’inertie des structures, à cause de blocages politiques, ou à cause des découpages administratifs. Le rôle du développement agricole est donc prépondérant sur ce sujet, car il doit apporter du conseil pertinent sur la base de références scientifiques reconnues, accompagner les agriculteurs dans leur mise en œuvre, informer les responsables politiques agricoles et les représentants des filières de l’existence de solutions techniques, etc. Pour l’instant, j’ai l’impression que la sphère agricole, au sens large, voit encore le changement climatique comme une contrainte à subir et pas encore comme l’occasion de construire un nouveau projet pour l’agriculture française. Or le défi n’est pas du tout hors de portée.
CEP
Dans le secteur industriel, les entreprises peuvent mettre en place des solutions d’ingénierie standardisées, reproductibles, dont les émissions sont aisément contrôlables. Cela semble plus difficile pour les productions agricoles, qui mettent en valeur des processus naturels. Peut-on espérer, en agriculture, des solutions technologiques du même ordre qui permettraient des gains significatifs dans la réduction des émissions de GES ?
Frédéric Levrault
Si l’on pense à des sauts technologiques du type passage d’une centrale thermique à charbon à une centrale nucléaire (en ne parlant ici que de CO2), ou d’une voiture diesel à une voiture électrique (en ne parlant pas ici de la production et du recyclage des batteries), alors il est très difficile de les transposer au domaine agricole. On pourrait imaginer des tracteurs électriques qui limitent les émissions de CO2, mais même cela n’apporterait pas grand-chose en termes d’atténuation car le CO2 ne représente que 8 %des émissions de GES d’origine agricole.
Quels que soient les modes de production, l’agriculture repose sur des processus biologiques (respiration, fermentation, minéralisation, nitrification et dénitrification) qui sont naturellement émetteurs de GES. On ne peut donc pas rêver à une agriculture non émettrice de GES. Mais cela n’empêche pas d’œuvrer pour une agriculture qui en émettrait moins, et qui demeure performante.
CEP
Pourquoi l’agriculture a-t-elle toujours une place limitée dans les politiques d’atténuation ? Est-ce que ceci a vocation à rester le cas, par exemple pour des raisons liées aux caractéristiques des activités agricoles ? Ou bien, le potentiel d’atténuation n’étant pas négligeable, peut-on envisager dans l’avenir une intégration plus poussée de l’agriculture dans les mécanismes de type « finance carbone » ?
Alexandre Meybeck
Rappelons d’abord que les négociations internationales relatives au climat ne distinguent pas les secteurs économiques. La convention climat et le protocole de Kyoto concernent tous les secteurs économiques, et toutes les émissions, et il n’y a effectivement rien de spécifique pour l’agriculture (hors puits de carbone). Leur logique, c’est que l’obligation de réduction des émissions pèse sur l’ensemble des activités d’un pays, et les pays choisissent en interne sur les mécanismes à utiliser. Si l’agriculture est peu intégrée aux politiques d’atténuation, c’est d’abord en raison des spécificités du secteur et des choix faits au niveau national.
Ceci dit, deux particularités de l’agriculture sont discutées au niveau international. Une part très importante des émissions provoquées par le secteur agricole provient de la déforestation, mais on a aussi beaucoup pensé qu’une part essentielle des perspectives d’atténuation en agriculture tenait au « stockage carbone » dans les sols. Le sujet stockage/déstockage du carbone des sols est un sujet important et lourd en matière de comptabilisation. Il y a des problèmes très spécifiques avec les flux de carbone qui viennent du sol, ou qui viennent des stocks, de manière générale. D’une part, ils peuvent être plus ou moins difficiles à mesurer. D’où l’importance du sujet MRV (Measurement, Reporting and Verification). D’autre part et surtout, le choix a été fait au moment du Protocole de Kyoto, de considérer les émissions liées au changement d’utilisation des sols, comme de la différence de stock, et non pas comme des émissions pures et simples, comme celles du secteur industriel par exemple. Ce qui veut dire que, dans le secteur des « puits de carbone », on mesure des stocks et non des flux. Les flux, c’est des émissions qui ont lieu, et si on supprime cette émission, elle n’aura jamais lieu. Alors que les stocks, c’est une émission qui n’a pas lieu – mais qui pourrait avoir lieu dans le futur. Ce qui suppose des règles et des mécanismes spécifiques. Cela induit également une valeur carbone pour les puits différente, plus faible, dans un contexte où la valeur du carbone est déjà faible. Le changement d’utilisation des sols, y compris la forêt, et les règles « LULUCF » [20], avaient déjà été un point crucial dans la négociation du protocole de Kyoto [21]. Ce sera à nouveau un chantier important pour les dispositifs post-2015, de par son poids dans les émissions et son rôle pour de nombreux pays. La discussion sur le futur Traité se joue dans le groupe ADT, initié à Durban. À Varsovie fin 2013, une table ronde de haut niveau sur ce sujet a permis de confirmer l’importance du sujet « utilisation des terres ».
Par ailleurs, même une grosse exploitation agricole est « petite » comparée aux intervenants d’autres secteurs économiques comme l’énergie. Le marché carbone demeure un marché relativement limité. Les opérateurs assujettis aux obligations des marchés de « crédits carbone » ont ainsi le choix entre investir dans de gros projets, « faciles » à faire (par exemple, une centrale hydroélectrique), et un petit projet agricole, au premier abord plus modeste, mais en fait, plus compliqué à mettre en place parce qu’il y a 50 000 ou 100 000 agriculteurs « derrière », avec des coûts de gestion importants et des revenus carbone qui risquent d’être faibles pour chacun des agriculteurs engagés, etc. Même pour des types de projets reconnus au niveau international comme la méthanisation, les projets ont beaucoup de mal à se mettre en place, et du coup, c’est très difficile de pousser des méthodologies et des mécanismes spécifiques au niveau international pour le secteur agricole, puisque visiblement, il n’y a pas la demande des opérateurs économiques.
S’agissant des mécanismes qui pourraient être mis en place après 2015, les réflexions portent à la fois sur les mécanismes de marché, sur des mécanismes autres que marchands, et sur des mécanismes innovants.
Les mécanismes de marché sont très dépendants des contraintes que se donnent les États en matière d’émissions. Les mécanismes de marché ne sont certes pas très adaptés pour les secteurs agricoles et forestiers, et ne prennent pas bien en compte certains aspects de l’ordre du bien public environnemental (protection de la biodiversité) ou social (sécurité alimentaire). Mais derrière cette question « marché/non marché », il y a aussi les positions de certains pays qui estiment, soit qu’on ne doit pas marchandiser des biens environnementaux, soit que les marchés sont un moyen pour les pays développés de reporter leurs obligations sur les pays en voie de développement.
Quant aux mécanismes innovants, on ne sait pas encore très bien les formes que cela pourrait prendre. Les « NAMA », mis en place après la conférence de Copenhague en 2009, c’est-à-dire les actions nationales d’atténuation que peuvent décider volontairement les pays en développement, permettent d’ouvrir des pistes. Un certain nombre de pays prévoient des actions d’atténuation agricole. Elles n’utilisent pas nécessairement les mécanismes de marché de finance carbone classique, telle qu’on la connaissait, c’est-à-dire « un kilo de carbone = x dollars ». Cela peut être l’État qui subventionne, encourage, ou interdit tel ou tel type de production, ou qui investit dans tel ou tel secteur pour le rendre plus efficace et réduire ses émissions. Une (relative) diversification des approches et des outils se fait jour.
5. Les solutions d’adaptation
CEP
En France, quels sont les grands types de solutions d’adaptation pour l’agriculture française ?
Frédéric Levrault
Pour moi, les bonnes solutions d’adaptation seront celles qui combineront intelligemment un ensemble de leviers qui permettront de faire face à, voire de valoriser, les évolutions thermiques et hydriques attendues. Ces solutions varieront d’une région à l’autre, elles devront donc être adaptées localement aux différents contextes.
Concernant l’évolution thermique, les risques encourus – s’ils sont réels – semblent mesurés, en termes d’impacts sur la production française prise dans son ensemble. L’augmentation de fréquence des températures élevées nécessitera des choix d’itinéraires techniques et de variétés qui semblent accessibles. De ce point de vue, je dirais que l’augmentation de la température prise isolément ne représente pas une menace majeure.
Le véritable enjeu concerne le durcissement des conditions hydriques. L’adaptation consistera alors à mobiliser tous les leviers permettant de faire face à la contrainte hydrique accrue. Dans certaines situations, une des solutions peut être la constitution de réserves en eau supplémentaires pour les périodes de stress, à condition d’en avoir la capacité. Ceci n’est évidemment pas une solution généralisable. Dans d’autres situations, la ressource en eau sera moins disponible, et il faudra nécessairement modifier les façons de produire. Pour cela, il faudra utiliser le raccourcissement des cycles végétaux permis par l’élévation des températures, pour esquiver les stress hydriques qui interviennent en général en fin de cycle. Autrement dit, il faudra choisir des variétés ou des espèces qui permettent de repositionner les cycles culturaux à des moments où la disponibilité hydrique sera acceptable. Pour la culture de maïs, on pourrait ainsi, en précocifiant les choix variétaux, modérer les consommations d’eau, là où le recours accru à l’irrigation ne sera pas possible. Enfin, il ne faut pas ignorer les espoirs portés par l’amélioration variétale : des variétés plus tolérantes aux stress hydriques et thermiques verront sans doute le jour. Mais le délai d’obtention de ces variétés (jusqu’à une vingtaine d’années), ne doit pas nous dissuader de mettre en œuvre dès à présent des adaptations agronomiques simples et efficaces.
Je résumerais en indiquant qu’on ne peut ignorer que les solutions d’adaptation devront impérativement tenir compte des disponibilités futures de la ressource en eau. Or, comme cette disponibilité va évoluer tendanciellement à la baisse, le recours à l’irrigation se fera dans un contexte différent d’aujourd’hui en termes de capacité de mobilisation de ressource. L’irrigation doit donc être considérée comme une des solutions d’adaptation, mais certainement pas comme la seule. Ignorer cela, consisterait à ignorer l’avenir des 90 %de SAU qui demeureront non irrigués !
CEP
Pour les différentes agricultures autour du monde, en matière d’adaptation, quelles sont les principales problématiques ? Est-ce que les termes du débat sont les mêmes dans les pays développés et dans les pays en voie de développement ?
Alexandre Meybeck
Globalement, une des difficultés pour penser l’adaptation, c’est qu’il y a une augmentation considérable à la fois de la variabilité et de l’incertitude. On ne sait pas exactement quel sera le climat dans quarante ans dans tel ou tel endroit. Et donc, on ne peut pas exactement se projeter vers ce futur-là. D’autre part, on peut faire une route en disant à des ingénieurs qu’il faut qu’elle résiste à une inondation de tant, et à des températures de tel ordre à l’horizon de cinquante ans, cela ne va pas empêcher la route de fonctionner à l’heure actuelle. En revanche, pour un système agricole, on peut toujours se dire qu’il faudra qu’il soit tel ou tel dans quarante ans, mais chaque année d’ici là il faudra qu’il produise de la nourriture. Donc il faut qu’on arrive à imaginer des solutions, des trajectoires qui permettent de faire face à plus de variabilité, à plus d’incertitude, moins vulnérables à toutes ces variations, et qui soient plus résilientes, en quelque sorte. Et tout cela doit être envisagé au niveau biophysique, au niveau économique, et au niveau social. Et à toutes les échelles.
Un premier élément-clé, pour moi, c’est la diversification. Au niveau de la ferme tout d’abord. On peut penser que toutes les cultures ne vont pas avoir les mêmes difficultés au même moment, qu’elles soient purement climatiques, ou indirectement climatiques, comme une maladie ou un ravageur. On peut aussi penser à la diversification des ressources pour les agriculteurs. Il faut privilégier des variétés et des systèmes de culture plus résistants, ou plus résilients, à des modifications de températures ou de précipitations.
L’agriculture de conservation fait partie de ces solutions techniques. On stocke plus de carbone, on a une couverture végétale du sol en permanence, donc l’humidité se maintient mieux, et on protège le sol de l’érosion, un des effets majeur des successions sécheresse/pluies diluviennes. Dans l’agriculture de conservation, telle que préconisée notamment par la FAO, on a des cultures plus diversifiées, avec des rotations plus longues. Il s’agit d’éléments d’adaptation car le système supporte mieux les chocs de température, et des précipitations plus erratiques. C’est vrai pour le système d’exploitation, au niveau technique, mais également à une échelle plus vaste, au niveau économique : l’industrie agroalimentaire ne subit pas les mêmes chocs lorsqu’on a de la diversification que lorsqu’on a de la monoculture.
La même chose s’applique ensuite au niveau des régions, des États, pour l’approvisionnement. Le commerce va jouer un rôle important, mais il ne peut pas non plus tout régler, puisque, comme on l’a bien vu récemment, il peut avoir tendance à exacerber les chocs. On ne peut pas se fier uniquement à la production extérieure. Enfin, on peut aussi penser à la diversification de l’alimentation. Les populations africaines qui ne mangeaient que du maïs ont beaucoup plus subi le choc de la crise de 2008-2009 que les populations qui mangeaient également du manioc [22] Le manioc voyage moins et a été beaucoup moins impacté par les chocs des prix des céréales.
Tout élément qui permet de gérer les risques maintenant, permettra d’aider à mieux gérer et d’être prêts pour les risques du futur, qui peuvent être les risques actuels exacerbés, ou des risques nouveaux, changeants. Il importe de mettre en place une panoplie d’outils institutionnels propice à l’adaptation : les services vétérinaires, des mécanismes de surveillance des épidémies transfrontalières, la constitution de stocks de céréales, etc. C’est maintenant de mieux en mieux accepté et discuté. Ainsi, le rapport du HLPE sur la protection sociale pour le Comité de sécurité alimentaire mondiale a montré que la protection sociale est un élément important de contribution à l’adaptation au changement climatique, car elle peut permettre de passer le choc d’une année difficile, tout en conservant les moyens de reprendre l’année d’après [23]. Quand on compare l’effet d’une sécheresse dans le Sahel et l’effet d’une sécheresse en France, par exemple en 2003, on voit aussi l’importance des mécanismes sociaux français, la solidarité nationale. Je pense aussi à la FNSEA, qui avait organisé des transferts de fourrages d’une région à l’autre. Des mécanismes institutionnels, comme le dispositif de calamité agricole, permettent aux agriculteurs de recommencer l’année d’après, etc.
Les termes du débat sont au fond les mêmes partout. La grosse différence, c’est que les outils dont disposent les agriculteurs des pays développés et ceux des pays en voie de développement sont différents. Un certain nombre de pays développés ont mis en place des mécanismes assurantiels mais qui sont en général très largement soutenus par les pouvoirs publics. C’est le cas aux États-Unis et dans certains pays européens. Et puis il y a tout un appareil autour – les banques, l’État, les mutuelles, la formation, les appareils de développement, la recherche, etc. – qui rend les agriculteurs beaucoup plus aptes à affronter les changements. Le département économique de la FAO a fait une étude récemment sur les facteurs qui protègent le mieux les agriculteurs du Nicaragua de l’insécurité alimentaire face à une augmentation de la température [24]. Ce qui arrive en premier, c’est le niveau de formation. Tous ces éléments rendent les systèmes plus plastiques et plus aptes à supporter un choc et à se préparer au changement.
6. Approches intégratives
CEP
Y a-t-il une contradiction entre la mise en avant de solutions d’adaptation et la recherche de solutions d’atténuation ? Faut-il voir dans les stratégies prônant l’adaptation une forme de renoncement concernant la lutte contre le changement climatique ?
Frédéric Levrault
Non, au contraire ! Il est d’autant plus facile de convaincre des agriculteurs de mettre en place des solutions d’adaptation, qu’ils ont compris les enjeux de l’atténuation. Et vice-versa. L’adaptation et l’atténuation sont deux composantes d’un même projet pour l’agriculture face au climat au XXIe siècle.
Si l’on mise uniquement sur l’atténuation, alors on obtiendra un climat futur moins modifié, mais différent néanmoins du climat actuel, et l’agriculture n’y sera pas adaptée. Inversement, si l’on mise uniquement sur l’adaptation, alors on bâtira une agriculture adaptée à un certain horizon, mais qui sera à plus ou moins long terme dépassée par l’évolution du climat. Adaptation et atténuation doivent donc être menées conjointement, l’une et l’autre se servant mutuellement.
La difficulté est que l’adaptation et l’atténuation ne se jouent pas aux mêmes pas de temps : l’adaptation est mise en place pour des résultats attendus à court terme, tandis que l’atténuation est à considérer comme un investissement sur l’avenir, compte tenu de l’inertie du système climatique.
CEP
Et d’un point de vue technique, est-ce que les solutions d’adaptation sont toujours compatibles avec les solutions d’atténuation ? N’y a-t-il pas parfois des effets antagonistes ?
Frédéric Levrault
Si l’adaptation est conçue comme un ensemble de moyens permettant de gérer plus efficacement et plus durablement les ressources utilisées pour la production agricole, alimentaire et non alimentaire, alors elle apparaît comme globalement compatible avec l’atténuation. En effet, des systèmes de production plus résilients et optimisant l’utilisation des ressources fossiles permettront aussi de répondre aux enjeux d’atténuation, même s’ils ont été construits à des fins d’adaptation. Tant qu’elle ne consiste pas à utiliser davantage d’intrants et de moyens technologiques pour contrer les effets indésirables du changement climatique, l’adaptation ne peut que concourir à la réduction des émissions de GES. Mais ce n’est en effet pas nécessairement automatique.
Nathalie de Noblet
Il me semble important de souligner que les décisions ne peuvent plus être prises aujourd’hui comme elles l’étaient autrefois. L’arbitrage doit être fait à partir de l’examen simultané de plusieurs critères, ce qui risque de rendre toute décision difficile dans la mesure où les effets pourront être négatifs pour certains de ces critères, et positifs pour d’autres. Cette notion, relativement nouvelle pour la décision publique (il me semble), de choix multicritères, est une évolution nécessaire mais compliquée à mettre en œuvre, qui suppose de se doter d’outils d’évaluation en amont. Dans le cadre du laboratoire d’excellence BASC, et de façon plus générale aujourd’hui un peu partout dans le monde, l’agro-écologie semble se présenter comme l’une des solutions d’adaptation au – et d’atténuation du – changement climatique. Mais pour être vraiment complète, l’évaluation de ces solutions doit également prendre en compte leurs impacts sur le climat local/régional. Par exemple, si l’une des options proposées est de ne jamais avoir de terre à nu [25] pour limiter l’érosion, augmenter le stockage de carbone et diminuer l’apport de fertilisants, alors les échanges avec l’atmosphère seront profondément modifiés (notamment pendant la période d’interculture), créant ainsi un climat local différent pouvant être plus ou moins propice à la productivité. Prenons un exemple : en période de canicule estivale (par exemple, 2003 en France), si le sol est nu après la récolte des céréales d’hiver, alors toute l’énergie solaire reçue par le sol est renvoyée à l’atmosphère sous forme de chaleur sèche, augmentant ainsi de plusieurs degrés la température, et amplifiant l’impact thermique de cette vague de chaleur, avec les effets sur la santé des hommes et des plantes que nous connaissons. Si au contraire une culture est présente pendant cette même période (Cipan ou céréale de printemps, en imaginant qu’il y ait suffisamment d’eau pour que la végétation transpire), alors l’énergie reçue repartira vers l’atmosphère sous forme de vapeur d’eau, accompagnée d’une diminution des températures de surface. L’effet caniculaire sera donc atténué et le confort climatique ressenti par les plantes avoisinantes et la population sera augmenté. De telles pratiques, si elles se développent à l’échelle mondiale, auront un effet majeur sur le climat.
Alexandre Meybeck
Ce qui est difficile à concilier et qui est pourtant fondamental, c’est moins mitigation et adaptation, qu’efficacité et résilience du système. D’un premier abord, on peut avoir l’impression qu’il faut sacrifier l’un au nom de l’autre. Que pour être un peu plus résilient, on va être un peu moins efficace. C’est assez vrai car les systèmes résilients sont souvent un peu redondants, des systèmes où on a plus de variétés différentes pour être sûr que ça marche « quand même », où on a plus de stocks car « on ne sait jamais », etc. Mais on peut aussi penser à des systèmes plus efficaces et plus résilients. On peut penser par exemple à l’agroforesterie en zone tropicale – des systèmes extrêmement intenses à l’hectare, avec de très nombreuses cultures différentes. Je citerai un bel exemple de projet d’agroforesterie, développé en Amérique centrale pour remplacer l’agriculture sur brûlis [26], où à la fois on produit plus à l’hectare, il y a plus de revenu à l’hectare, et où les cultures sont plus diverses, ce qui protège des fluctuations des prix, mais aussi de l’érosion des sols, ou encore de la sécheresse, puisqu’on conserve mieux l’eau. On peut donc tout à fait avoir des systèmes qui sont très divers, et parce que très divers, très intenses, et parce que très divers, très résilients.
Mais si on veut commencer à diversifier, il faut commencer à penser aussi au niveau des territoires. Il y a des questions de résilience et de marges. Les systèmes agricoles sont des systèmes très compliqués car ils combinent des dimensions biophysiques, économiques et sociales. Cette question de la résilience ou de la capacité à supporter des chocs, est vraiment différente selon les systèmes. Un agriculteur qui a un compte en banque et des économies, ou qui a d’autres revenus qui lui permettent de tenir pendant plusieurs années, peut prendre le risque de cultures où il a une éventualité de perte totale tous les quatre ou cinq ans, parce qu’il a une autre manière de se protéger. Ce sont vraiment des situations qui sont à penser dans le système dans ses trois dimensions. Et on l’a bien vu dans le cas de l’agriculture de conservation. Quand on passe à l’agriculture de conservation, il faut changer son système. Pendant un certain temps c’est compliqué, et les premiers à l’adopter en Amérique latine sont de gros producteurs, parce qu’ils peuvent faire face à une perte de revenus pendant quelques temps, demander des emprunts à leur banque. C’est beaucoup plus compliqué pour les petits producteurs car ils ne peuvent pas se permettre de prendre le risque d’une perte de récolte, même sur une seule année.
CEP
Plus largement, quelles sont les pistes pour rendre les politiques publiques encore plus intégratives et penser conjointement les différents enjeux, à la fois ceux liés au climat (adaptation et atténuation) et ceux liés à la gestion d’autres biens publics (biodiversité, qualité et quantité d’eau, etc.) ?
Frédéric Levrault
Comment mettre le monde en équations pour que le résultat final soit optimisé pour les différents enjeux ? C’est évidemment une question très difficile, car les approches intégratives nécessitent généralement de réaliser des arbitrages, avec quelquefois des enjeux contradictoires. Prenons un exemple en région Poitou-Charentes : l’avancée des dates de récolte des céréales à pailles permet d’éviter des stress hydriques sur les cultures, et donc de s’adapter à un climat plus chaud et plus sec. En revanche, cette pratique pénalise l’outarde canepetière, oiseau patrimonial de notre région. Peut-on trouver un compromis qui satisfasse ces deux objectifs ? Cet exemple est emblématique des difficultés de conciliation entre des enjeux globaux (agriculture et changement climatique) et locaux (préservation d’une espèce patrimoniale).
Les approches intégratives nécessitent à mon avis d’avoir une très bonne connaissance des enjeux, pris isolément, et des différents compartiments qui composent le système. Cette connaissance approfondie de chacun des enjeux est indispensable pour pouvoir faire ensuite des arbitrages à bon escient.
Alexandre Meybeck
C’est intéressant de présenter les choses ainsi. Le paysan, dans son champ, est obligé de tout prendre en compte en même temps. Et plus on s’éloigne du terrain, au niveau des conventions internationales, plus on est obligé de raisonner par enjeu : il y a la convention « climat », la convention « biodiversité », etc. On ne pense pas nécessairement la totalisation. La première condition pour concilier les enjeux, c’est au moins quand on considère tel enjeu, de ne pas oublier que les autres existent. La seconde, c’est d’avoir une approche réellement pluraliste, prenant en compte des objectifs différents.
La FAO, avec la notion de « Climate Smart Agriculture » [27], propose une approche de ce type. L’objectif est d’améliorer la sécurité alimentaire, d’adapter les systèmes alimentaires au changement climatique, et de contribuer à l’atténuation, dans la mesure du possible. Les priorités vont être sensiblement différentes en fonction des lieux et des situations. C’est valable pour tous les enjeux : quand une politique doit être mise en œuvre, il faut essayer d’avoir un panorama des enjeux aussi complet que possible, et essayer d’évaluer, ex ante si possible, les impacts d’un changement de la manière la plus pertinente possible. Et l’agriculture n’est pas toute seule. On l’approche de plus en plus en termes de « systèmes alimentaires », intégrant les chaînes alimentaires, pensant la répartition de la valeur ajoutée le long des chaînes alimentaires, les emplois associés.
Dans une certaine mesure, le climat et l’adaptation au changement climatique sont une bonne manière d’appréhender le système dans son ensemble, d’abord parce qu’on est obligé de penser le futur, parce qu’on est obligé de regarder les détails, le « comment ». Quand on pense à tous ces sujets-là, et a fortiori quand on essaie de se projeter dans le futur, on n’a pas tellement le choix. On est obligé à un moment d’articuler le local et le global, les différents enjeux, même si ce n’est pas simple.
[1] Integrated Assessment Models
[2] Sur le passage des SRES aux RCP, voir R.H. Moss et al., 2010, « The next generation of scenarios for climate change research and assessment », Nature, 463, 747-756.
Lien permanent : http://www.nature.com/nature/journa... ;
en libre accès sur : http://cmaps.cmappers.net/rid% 3D1KJHRBBS9-X1Y02G-RJT/nature08823.pdf
[3] Integrated Model for Assessment of the Greenhouse Effect.
[4] Voir par exemple, Warszawski L. et al., 2014, « The Inter-Sectoral Impact Model Intercomparison Project (ISI-MIP) : Project Framework », PNAS, vol. 111, 9, 3228-3232.
Lien : http://www.pnas.org/content/111/9/3...
[5] C3, C4 : C pour carbone, le chiffre 3 ou 4 correspondant au nombre d’atomes de carbone qui constituent les premières molécules synthétisées lors de la photosynthèse.
[6] Lien : http://www2.ademe.fr/servlet/getDoc...
[7] Voir infra, les développements sur le projet international AgMIP.
[8] Lien : http://www.poitou-charentes.chambag...
[9] Lien : https://www.agmip.org/
[10] Lien : http://agriculture.gouv.fr/AFClim-A...
[11] Lien : https://oracle.lsce.ipsl.fr/
[12] EMBRAPA, 2008, Aquecimento Global e a nova Geografia da Produção agrícola no Brasil, août,
lien : http://www.embrapa.br/publicacoes/i...
[13] HLPE, 2012, Sécurité alimentaire et changement climatique. Rapport du Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition du Comité de la sécurité alimentaire mondiale, Rome.
Lien : http://www.fao.org/fileadmin/user_u...
[14] Pg pour pétagrammes (1015 grammes soit un milliard de tonnes).
[15] HLPE, 2012, op.cit.
[16] Biodiversité, Agrosystèmes, Société & Climat. Lien : http://www6.inra.fr/basc.
[17] Lien : http://www.solagro.org/site/393.html
[18] Lien vers l’étude : http://institut.inra.fr/Missions/Ec... ; et voir, pour des prolongements, l’article de L. Bamière et al., 2014, « Les coûts de transaction privés sont-ils un obstacle à l’adoption de mesures techniques d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur agricole ? », dans ce numéro de NESE.
[19] Gerber P.J., Steinfeld H., Henderson B., Mottet A., Opio C., Dijkman J., Falcucci A., Tempio G., 2013, Tackling climate change through livestock - A global assessment of emissions and mitigation opportunities, FAO, Rome.
Lien : http://www.fao.org/docrep/018/i3437....
[20] LULUCF pour « Land use, land-use change and forestry » ; en français, UTCATF pour « utilisation des terres, les changements d’affectation des terres et la foresterie ».
[21] Gitz V., 2013, Usage des terres et politiques climatiques globales. La physique, l’économie et les politiques de l’usage des puits de carbone pour lutter contre le changement climatique, Presses Académiques Francophones, Sarrebruck.
[22] HLPE, 2011, Volatilité des prix et sécurité alimentaire, rapport du Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition, Comité de la sécurité alimentaire mondiale, Rome.
Lien : http://www.fao.org/fileadmin/user_u... .
[23] HLPE, 2012, La protection sociale pour la sécurité alimentaire, rapport du Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition du Comité de la sécurité alimentaire mondiale, Rome.
Lien : http://www.fao.org/fileadmin/user_u...
[24] FAO/OECD, 2012, Building Resilience for Adaptation to Climate Change in the Agriculture Sector, Proceedings of a joint FAO/OECD workshop, 23-24 April 2012, Rome.
Lien : http://www.fao.org/docrep/017/i3084...
[25] Par exemple en utilisant des cultures intermédiaires pièges à nitrates (Cipan) pour limiter les intrants.
[26] FAO, 2010, Sistemas Agroforestales, Seguridad Alimentaria y Cambio Climático en Centroamérica, Honduras.
Lien : http://www.pesacentroamerica.org/bo...
[27] FAO, 2013, Climate-smart agriculture source book, Rome.
Lien : http://www.fao.org/docrep/018/i3325...