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10 juin 2025 Info +

Devenir agricultrice en Quercy : entre recomposition et persistance des inégalités de genre - Analyse n°214

Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.

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Le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire a financé, en 2024, cinq recherches sur le thème des « nouveaux actifs agricoles ». Le projet Trajectoires, piloté par le laboratoire LISST (École d’ingénieurs de Purpan), visait, grâce à une enquête qualitative dans le Quercy, à analyser la diversification des voies d’accès au métier et à identifier les spécificités liées au genre1. Les résultats obtenus montrent que le mariage n’est plus l’unique mode d’accès au métier, mais que les rapports de genre continuent de structurer l’installation, l’exercice de l’activité et l’accès aux ressources (capital, foncier). De plus, l’expérience sociale et professionnelle de ces agricultrices semble toujours dépendante de leurs modalités d’installation (seules ou en couple).

Introduction

Les femmes représentent 29 % des actifs permanents agricoles et 26 % des chefs d’exploitation et coexploitants2 en 2020. Ce faisant, elles participent à la redéfinition du métier et à l’évolution des normes de genre qui y sont associées. En particulier, elles jouent un rôle clé dans la mise en place d’activités de diversification, dans le développement de l’agriculture biologique et des circuits courts. Elles contribuent à faire des exploitations des lieux hybrides où se mêlent tâches de production, de commercialisation, de transformation, mais aussi activités éducatives et d’accueil3.

Néanmoins, depuis le début des années 2010, la part des femmes cheffes d’exploitation ou coexploitantes stagne, ce qui interroge sur la persistance de freins dans l’accès au métier. Leurs trajectoires restent marquées par des inégalités d’accès et de conditions d’exercice4. Entre autres difficultés, elles font plus souvent face que les hommes à la défiance des banques, des bailleurs et des cédants. Elles doivent sans cesse prouver leur légitimité et peinent à se reconnaître dans les représentations dominantes du métier portées par les organisations professionnelles.

Dans le même temps, les voies d’accès au statut d’exploitant se recomposent et des femmes avec des trajectoires familiales, scolaires et professionnelles éloignées des mondes agricoles et ruraux s’installent. Comment contribuent-elles à reconduire ou à reconfigurer ces inégalités ? Leur éloignement de la sphère agricole renouvelle-t-il les formes d’entrée et d’exercice du métier ?

Cette note présente certains résultats d’une recherche plus générale réalisée par le LISST, de l’École d’ingénieurs de Purpan (encadré 1). Elle se centre sur les parcours de 15 agricultrices installées ou en cours d’installation en Quercy, toutes non issues de familles agricoles.

La première partie présente la diversité des modes d’entrée dans le métier, remettant en question le mariage comme voie principale d’accès. Sont ensuite discutées la persistance et la recomposition des inégalités qui émergent entre partenaires, dans le cas des femmes installées en couple. La partie suivante s’intéresse aux agricultrices installées seules et à leur légitimité professionnelle. Enfin, la quatrième partie souligne que les activités de diversification, traditionnellement investies par les femmes, laissent apparaître de nouvelles dynamiques de genre, au-delà de la traditionnelle division sexuée des tâches.

Encadré 1 - Le projet de recherche Trajectoires

Le projet Trajectoires étudie dans quelles mesures les agriculteurs et agricultrices dont les parents ne sont pas eux-mêmes actifs agricoles mobilisent les compétences et capitaux issus d’expériences personnelles, professionnelles ou scolaires antérieures, dans leurs parcours d’installation et le développement de leurs projets agricoles. Il cherche aussi à caractériser les recompositions sociales, organisationnelles et environnementales véhiculées par les systèmes productifs mis en place par ces nouveaux actifs agricoles.
Des entretiens ont été réalisés avec 15 femmes et 17 hommes installés dans deux sous-régions du Quercy (figure 1), le Quercy-Rouergue (à dominante élevage) et le Quercy blanc (à dominante grandes cultures et arboriculture). La grande majorité (26) des personnes avaient plus de 30 ans au moment de l’enquête (15 avaient plus de 40 ans) et un niveau de formation en agriculture plus élevé que la moyenne nationale. Si 13 enquêtés n’ont pas vécu en milieu rural avant de s’installer, 18 y ont grandi. Avant leur installation, les enquêtés ont connu diverses expériences agricoles : salariat, travail gratuit sur une exploitation, entretien d’un potager, wwoofing (travail bénévole de personnes sur une exploitation bio ou paysanne en échange du gîte et du couvert).
Figure 1 - Localisations et principales caractéristiques agricoles des deux sous régions étudiées, Quercy blanc (zone A) et Quercy Rouergue (zone B)

Localisations et principales caractéristiques agricoles des deux sous régions étudiées, Quercy blanc (zone A) et Quercy Rouergue (zone B)

Figure 1 - Carte du Quercy avec positionnement du Quercy Blanc, noté zone A, à l’ouest, qui recouvre la vallée de la Barguelonne, et du Quercy-Rouergue, noté zone B, au nord-est du Tarn-et-Garonne. La zone A comporte de l’agriculture irriguée, en arboriculture et grandes cultures. La zone B est plus faite de polyculture-élevage, avec 83 % de la SAU en prairie et seulement 2 % de la SAU irriguée.

Source : auteurs à partir de la carte publiée dans l’Encyclopédie Larousse

Les 32 interviewés se répartissent sur 23 exploitations agricoles inscrites dans une large gamme d’orientations productives, certaines répandues localement (grandes cultures, bovins et ovins allaitants, caprins laitiers, maraîchage, arboriculture, viticulture AOP), d’autres plus atypiques (spiruline et apiculture, champignons, plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM), porcs de plein air, pépinière). Les exploitations se caractérisent par une forte écologisation des pratiques (19 sont en agriculture biologique) et une importante diversification. Six exploitations existaient avant d’être reprises par des couples ou des collectifs mixtes femmes/hommes. Les exploitations font de 0,5 à 180 ha, avec une prédominance de celles de petite taille : 11 ont une surface agricole utilisée (SAU) inférieure à 5 ha.

Des voies d’entrée variées et des statuts professionnels revendiqués

Pour les femmes non issues du monde agricole, le mariage a longtemps constitué la principale voie d’accès au métier5. L’installation était cependant peu anticipée et rarement consécutive au mariage. Elle intervenait généralement à la faveur du départ à la retraite des beaux-parents, pour répondre à un besoin de main-d’œuvre6. Socialisées en dehors du champ agricole, ces femmes étaient souvent à l’origine d’activités de diversification (transformation, vente directe ou accueil à la ferme).

Parmi les 15 agricultrices rencontrées, seules 3 ont rejoint l’exploitation de leur conjoint de manière différée, sans que cela ait été initialement envisagé. Les 12 autres ont fait le choix explicite de l’agriculture. Parmi elles, 4 se sont installées en couple et 7 ont porté seules leur projet agricole.

Sans s’inscrire dans une rupture radicale, comme pour les « néo-paysannes » des années 1960-1970, les agricultrices rencontrées expriment le souhait d’un repositionnement par rapport au travail et une quête de cohérence avec leurs valeurs7. Elles soulignent leur souhait d’articuler mode de vie à la campagne et projet agricole, montrant ainsi que l’installation relève autant d’un choix productif que d’un projet de vie intégrant des dimensions résidentielles et familiales.

Par ailleurs, contrairement aux observations de Samak8, les agricultrices interviewées disposent toutes d’un statut déclaré (cheffe d’exploitation, associée, conjointe collaboratrice). Mais celui-ci ne garantit ni l’égalité dans le couple ni une reconnaissance pleine et entière.

Travailler en couple : entre recomposition et persistance des inégalités

L’installation de la conjointe demeure parfois une variable d’ajustement

Lorsque le projet agricole ne correspond pas à l’offre d’exploitations disponibles ou ne peut être mis en œuvre faute de capitaux, l’installation se déroule souvent en deux temps : le conjoint s’installe d’abord et la conjointe le rejoint après quelques années. Cette temporalité différée traduit une stratégie d’ajustement face à la précarité économique des débuts du projet. Pendant les premières années, l’emploi salarié de la conjointe permet de couvrir les besoins du foyer et parfois d’investir dans l’exploitation. C’est le cas d’Amélie9, maraîchère en Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) avec son mari. Initialement, elle ne comptait pas s’installer, mais son rôle a été déterminant pour le maintien de l’exploitation, son salaire ayant permis d’« assurer [le] quotidien et même [de payer] le crédit pour la maison », alors que les revenus agricoles étaient réinvestis en totalité dans l’exploitation (« tout est passé en investissement, du coup il n’y a absolument aucun crédit sur la ferme »).

Les femmes, en assumant une double charge (soutien financier du foyer et participation occasionnelle aux travaux agricoles), se retrouvent en situation d’appoint, sans statut ni reconnaissance, perpétuant des rapports de genre inégalitaires. Lorsqu’enfin elles s’installent en tant qu’associées de GAEC, après un parcours professionnel antérieur, il leur paraît impensable de ne pas avoir de statut professionnel.

L’installation sur l’exploitation du conjoint pour stabiliser une situation professionnelle

Pour trois interviewées, le projet de s’installer à la campagne est bien celui du couple, mais le projet agricole est d’abord celui du conjoint. Elles ont cependant rejoint l’activité agricole en raison de situations professionnelles instables ou insatisfaisantes. L’installation est alors une bifurcation progressive : l’agriculture devient une solution viable face à l’incertitude ou à la précarité du monde du travail. Si elles disposent aujourd’hui d’un statut (associée du GAEC ou conjointes collaboratrices), cette question semble moins centrale que dans les cas exposés auparavant. Marie, par exemple, dit avec ironie qu’elle est « l’ouvrier agricole pas cher ». Récemment au chômage, son conjoint lui a conseillé le statut de conjointe collaboratrice, ce qu’elle a accepté sans en saisir les tenants et aboutissants : « je ne comprends pas trop [ce que] ça change […], je ne sais pas si c’est en termes de couverture maladie […], ou si c’est pour une retraite, je m’en fous un peu ».

L’installation du conjoint sur l’exploitation de sa conjointe agricultrice

Le modèle conjugal se recompose et bouleverse la traditionnelle logique d’héritage et de transmission masculine du métier. Deux hommes enquêtés se sont ainsi installés sur la ferme de leur conjointe. Gabin quitte une situation professionnelle stable pour rejoindre le collectif créé par Estelle (figure 2), son épouse et ses deux associés. De son côté, Samuel s’implique dans l’activité de sa femme (agricultrice ayant repris la ferme familiale) et réfléchit à s’installer. Cependant, ils n’évoquent pas un soutien financier à l’activité agricole de leur compagne. Ces situations sont révélatrices d’inégalités persistantes : le soutien des femmes est attendu et invisibilisé mais celui des hommes demeure très variable.

Figure 2 - Estelle, installée en élevage caprin en GAEC

Estelle, installée en élevage caprin en GAEC

Photo en noir et blanc d’Estelle en train de distribuer du foin à des chèvres laitières en étable.

S’installer seule : l’enjeu de la légitimé professionnelle pour réaliser son projet

Les questions de légitimité professionnelle influencent les systèmes agricoles mis en place par les agricultrices qui s’installent seules, comme l’illustrent plusieurs travaux scientifiques. Des mécanismes de subordination, liés en partie aux représentations traditionnelles dans lesquelles l’homme est « naturellement » en charge de l’activité agricole10, marginalisent les femmes. Elles font souvent face au scepticisme de leurs pairs et à des discriminations dans le processus d’installation, à l’origine de sentiments d’insécurité et de perte de confiance11.

Parmi les agricultrices interrogées, celles qui sont installées seules possèdent les surfaces agricoles les plus petites et exercent en effet dans des conditions précaires : Anaïs cultive le jardin de son beau-père, Noémie son propre jardin, Ève se contente de 5 000 m2 en fermage. Pour la plupart, ces situations sont subies et considérées comme transitoires. Ces agricultrices revoient alors leur projet à la baisse et s’accommodent de conditions inadéquates, rendant leur réussite périlleuse.

Le cas d’Audrey est éclairant. En cours d’installation en maraîchage, elle explique avoir « enfin trouvé un terrain, […] sans accès direct, en pente, avec une partie cultivable de 4 000 m2 », après plusieurs mois de recherche. Elle pourra profiter du chemin carrossable et de l’accès à l’eau des voisins, qui sont des amis non-agriculteurs.

Pour contourner les difficultés de l’accès aux terres, elles s’appuient sur un capital social non agricole. Ève, installée récemment en plantes à parfum, aromatiques et médicinales, souhaite développer un atelier de production d’escargots : « trouver des terres, c’est la croix et la bannière ». Elle poursuit : « moi c’est pas un agriculteur qui me loue ses terres, c’est un maçon, qui a hérité de terres, […], il me les loue du coup ». Désenchantée et défaitiste, elle admet : « des terrains agricoles, il y en a tout autour de chez moi, ils sont pas exploités, mais y a personne qui veut les louer ».

L’acculturation à l’agriculture (expérience de salariat agricole, études en lien avec l’environnement, etc.) et l’incorporation des normes inhérentes au métier (grande capacité de travail, intégration aux réseaux d’agriculteurs locaux) permettent de construire un capital symbolique qui facilite l’accès au foncier. À défaut, les agricultrices sont perçues comme moins légitimes, et se voient contraintes d’opter pour des projets plus réduits et de mettre en place des productions à forte valeur ajoutée à l’hectare (champignon, escargot, tisanes, sirops, etc.). Elles sont ainsi doublement marginalisées aux yeux de leurs pairs : en tant que « néorurales », et parce qu’elles développent des systèmes peu présents en Quercy et perçus comme inadaptés. Le sentiment d’absence de reconnaissance est d’autant plus fort que ces femmes ont eu des trajectoires familiales, scolaires ou professionnelles éloignées des mondes agricoles et ruraux.

Activités de diversification : des implications variées

Les agricultrices sont très impliquées dans les activités de diversification (accueil à la ferme, agriculture biologique, transformation, vente directe, etc.)12, s’appuyant sur des compétences (communication, commerce, marketing, gestion, savoir-faire lié à la transformation, etc.) souvent en lien avec leurs parcours scolaires13. Cependant, la répartition traditionnellement genrée de ces activités doit être nuancée.

Femmes… et hommes, présents dans les activités de diversification

Dans les six exploitations gérées par des couples ou collectifs mixtes, les activités d’accueil à la ferme, de vente directe ou de transformation des produits sont partagées. Les hommes prennent en charge la transformation (fromage, yaourts, miel) ou la vente sur les marchés. La vente à la ferme et les tournées de livraison restent souvent l’apanage des femmes. Certains hommes insistent sur leur goût pour la vente sur les marchés. Un agriculteur prend ainsi plaisir à expliquer comment la diversité des produits (pommes, prunes, raisin de table, fraises, légumes, jus de pomme, etc.) lui permet de rendre son stand agréable à regarder. Un autre, paysan-boulanger, met en avant l’épanouissement que la vente directe lui procure14.

Cela ne remet pas forcément en cause la division sexuée du travail agricole. Dans ces collectifs mixtes, les femmes demeurent peu impliquées dans la production. Certaines tâches, découlant de leur assignation domestique (préparer les repas lors d’évènements, nettoyer et préparer l’exploitation en amont, être disponible en renfort, etc.) continuent d’être inégalement réparties, sans que l’on sache précisément si elles les subissent ou non.

Cependant, la valeur sociale attribuée aux activités de production s’étend progressivement à certaines tâches en aval. La participation des hommes à la commercialisation et à la vente des produits contribue alors à renforcer leur image de « figure publique » de la ferme, et leurs liens à la production, aux produits et aux savoir-faire15. Ainsi, alors que l’accueil et l’organisation des événements (journées portes ouvertes, marchés fermiers et gourmands, repas à la ferme, concerts) se font à deux, Thierry est seul responsable de la vente sur les marchés et du développement du haut de gamme. Il incarne l’exploitation, quand Perrine demeure invisible.

La transformation des produits, pour contourner les contraintes d’accès au foncier

Au sein de l’échantillon, les femmes s’installant seules ont des projets agricoles particulièrement précaires dans un contexte d’accès au foncier difficile ; la diversification apparaît alors comme une stratégie de contournement possible (parmi d’autres16) pour partiellement compenser ces difficultés.

Ainsi, Audrey a développé des activités qui tendent à prendre le pas sur le projet initial. Avec un statut d’artisane, elle produit des boissons (Ginger beer, sirops de fruits, de plantes) qu’elle commercialise, et vend aussi quelques œufs bio à un magasin de producteurs (élevage de 12 poules pondeuses). Elle dit « ne pas vouloir arrêter son activité artisanale pour l’instant » car elle lui « ramène un peu de sous ». Anaïs, cotisante solidaire, déclare également une activité artisanale. Elle cultive des rosiers et transforme sa production en hydrolats et eau de rose vendus sur les marchés, pour améliorer son revenu en attendant de développer son projet d’arboriculture et de PPAM. Aurélie (figure 3), réinstallée seule sur un demi-hectare, après une séparation, vend des plats sur les marchés (pour compléter ses revenus et valoriser ses légumes déclassés). « Ce qui la sauve », dit-elle, c’est de faire de la vente de plants en début de saison car cela lui permet « de rentrer un peu de liquidités ».

Figure 3 - Aurélie, installée en maraîchage

Aurélie, installée en maraîchage

Photo d’Aurélie dans une serre tunnel avec des jeunes plants destinés à la vente au premier plan et des plantations de légumes à l’arrière.

Conclusion

Plutôt que de s’effacer, grâce à l’arrivée de femmes non issues du milieu agricole, les inégalités de genre se recomposent. Nos interviewés revendiquent, davantage que les générations antérieures, d’avoir un statut professionnel. Néanmoins, les situations sont hétérogènes, avec des statuts n’apportant pas le même niveau de reconnaissance professionnelle ou de pouvoir d’agir dans les exploitations. Subsistent donc de nouvelles inégalités. En outre, la moitié des conjointes de notre échantillon travaillent dans l’ombre, sans statut. Les effets de l’installation différée des femmes sur les inégalités de genre et sur la reconnaissance symbolique et sociale restent cependant à approfondir. Enfin, le rôle clé de certaines conjointes est invisibilisé : l’emploi salarié qu’elles occupent les premières années permet de subvenir aux besoins du foyer et de soutenir financièrement l’exploitation, elles assurent des tâches gratuites au bénéfice de l’exploitation tout en demeurant aussi en charge des tâches domestiques.

Celles qui s’installent seules font face à des inégalités structurelles les privant d’un statut professionnel équivalent à celui des hommes. N’étant pas en mesure de se déclarer cheffe d’exploitation, elles optent pour un statut d’artisane ou de cotisante solidaire. Elles sont parmi les plus marginalisées de notre échantillon. Perçues comme moins légitimes, elles subissent un regard social disqualifiant. Devant les freins qu’elles rencontrent, en matière foncière par exemple, elles revoient leurs projets à la baisse et développent des activités de transformation pour dégager un revenu.

Cette diversification s’accompagne d’une question latente : est-elle un espace d’autonomisation pour les femmes ou un outil de reproduction des inégalités sous des formes renouvelées ? Si les hommes s’approprient progressivement ces nouvelles activités, avec à la clé une reconnaissance sociale et économique accrue, les agricultrices peinent encore à être considérées comme des cheffes d’exploitation à part entière. L’élargissement des tâches considérées comme agricoles favorise-t-il réellement une plus grande égalité, ou assiste-t-on à une simple redistribution des rôles où les hommes captent les nouvelles formes de légitimité professionnelle ?

Chloé Le Brun
Alexis Annes
Coline Kneib
École d’ingénieurs de Purpan, UMR LISST-Dynamiques rurales


Notes

1- Annes A., Bouvard A., Kneib C., Le Brun C., Pibou E., 2025, Trajectoires d’installation et logiques des systèmes développés par les nouveaux actifs agricoles, rapport pour le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire

2 - Service de la statistique et de la prospective, 2024, Graph’agri 2024.

3 - Giraud C., 2011, « Les voies de l’autonomie féminine », dans G. Ferréol (dir.), Femmes et agriculture, EME ­Éditions. Wright W., Annes A., 2016, « Farm Women and the Empowerment Potential in Value-Added Agriculture », Rural Sociology, 81 (4), pp. 545-571.

4 - Annes A., Wright W., Larkins M., 2021, « “A Woman in Charge of a Farm”: French Women Farmers Challenge Hegemonic Femininity », Sociologia Ruralis, 61 (1), pp. 26-51. Lemarchant C., Seiller P., 2021, « Agricultrices », Travail, genre et sociétés, 45 (1), pp. 25-30. Le Brun C., 2022, Luttes et revendications individuelles et collectives de vigneronnes et contestations des rapports de genre en viticulture, thèse de doctorat en sociologie, université de Toulouse. Samak M., 2017, « Le prix du “retour” chez les agriculteurs “néo-ruraux”‪. Travail en couple et travail invisible des femmes », Travail et Emploi, 150 (2), pp. 53-78.‬ ‬‬‬

5 - Sutherland L.-A., McKee A., Hopkins J. et Hasler H., 2023, « Breaking Patriarchal Succession Cycles: How Land Relations Influence Women’s Roles in Farming », Rural Sociology, 88(2), pp. 512-545.

6 - Annes A., Wright W., 2017, « Agricultrices et diversification agricole : l’empowerment pour comprendre l’évolution des rapports de pouvoir sur les exploitations en France et aux États-Unis », Cahiers du genre, 63 (2), pp. 99-120.

7 - Rouvière C., 2016, « Migrations utopiques et révolutions silencieuses néorurales depuis les années 1960 », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 133, pp. 127 46.

8 - Samak M., 2017, op. cit.

9 - Tous les prénoms des personnes interviewées ont été modifiés.

10 - Annes A., Wright W., Larkins M., 2021, « “A Woman in Charge of a Farm”: French Women Farmers Challenge Hegemonic Femininity », Sociologia Ruralis, 61 (1), pp. 26-51.

11 - Le Brun C., Annes A., Guetat-Bernard H., 2023, « “Figures” de vigneronnes et contestations des rapports de genre traditionnels : renouvellement ambigu du métier », dans F. Sitnikoff, H. Chazal, C. Assegond (dir)., Vignes et Vignerons : évolutions des métiers, des pratiques et des territoires, Presses universitaires de Tours, pp. 231-245.

12 - Giraud C., 2011, « Les voies de l’autonomie féminine », dans G. Ferréol (éd.), Femmes et agriculture, EME, pp. 89-100. Giraud C., Rémy J., 2013. « Division conjugale du travail et légitimité professionnelle. Le cas des activités de diversification agricole en France », Travail, genre et sociétés, 30 (2), pp. 155-172. Guétat-Bernard H., Granié A-M. et Terrieux A., 2011, « Initiatives féminines en agriculture et dynamiques des territoires », dans G. Ferreol, 2011, op. cit.

13 - Heggem R., 2014, « Exclusion and inclusion of women in Norwegian agriculture: Exploring different outcomes of the “tractor gene” », Journal of Rural Studies, 34, pp. 263-271.

14 - Ce type de discours est également présent chez certaines agricultrices ou certains agriculteurs travaillant seuls, qui soulignent l’importance de trouver dans les activités de diversification (marchés, AMAP, vente directe, accueil à la ferme) des espaces de respiration mais aussi de valorisation de leur métier et de leurs produits.

15 - Le Brun C., 2022, op. cit.

16 - Mundler P., Ponchelet D., 1999, « Agriculture et mobilité sociale. Ces agriculteurs venus d’ailleurs », Économie Rurale, 253(1), pp. 21-27.