Xavier Remongin/agriculture.gouv.fr

10 juin 2025 Info +

Agriculteurs « non issus du milieu agricole » en Bourgogne-Franche-Comté : trajectoires biographiques et entrées en agriculture - Analyse n°216

Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.

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Le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire a financé, en 2024, cinq recherches sur le thème des « nouveaux actifs agricoles ». Le projet RenouvAgri, piloté par le Centre d’économie et de sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux (CESAER, Inrae Bourgogne-Franche-Comté), s’est intéressé aux parcours d’entrée en agriculture de ces nouveaux actifs1. Cette note en présente les principaux résultats. Elle propose une typologie des installations des exploitants non issus du milieu agricole et identifie quatre types de trajectoires (déclassement, exit professionnel, mobilités sociales, vocations agricoles précoces). Elle montre aussi que ces trajectoires sont associées à des modes d’entrée dans le monde agricole et des systèmes de production particuliers.

Introduction

Depuis plusieurs décennies, le renouvellement des chefs d’exploitation agricole est de moins en moins assuré par la transmission intra-familiale2. Un nombre croissant d’installations sont le fait d’agricultrices et d’agriculteurs dits « non issus du milieu agricole » (NIMA) (figure 1), c’est-à-dire dont les parents ne sont pas eux-mêmes chefs d’exploitation agricole. Ces évolutions conduisent à une transformation graduelle de la morphologie sociale de ce groupe professionnel, dont la recomposition reste néanmoins à caractériser et préciser.

Figure 1- Comparaison entre les exploitants installés avant et après 2010

Exploitations avec un chef installé avant ou en 2010 Exploitations avec un chef installé après 2010 Ensemble des exploitations
Part des chefs d’exploitation HCF

23 %

39 %

28 %

Part des micros et petites exploitations

52 %

61 %

54 %

Part des exploitations vendant en circuit court

20 %

32 %

23 %

Part des exploitations en agriculture biologique

12 %

19 %

12 %

Source : rapport final, p. 5, d’après Recensement agricole 2020

La recherche RenouvAgri visait à analyser ces processus de recomposition « en train de se faire », à partir d’une enquête réalisée dans la Nièvre (voir encadré méthodologique). Elle a pour cela étudié les trajectoires d’un échantillon de 41 agriculteurs et agricultrices NIMA, les systèmes qu’ils déploient sur leurs exploitations, ainsi que les relations qu’ils entretiennent au sein du groupe professionnel et de l’espace social local.

Encadré 1 - Encadré méthodologique

L’analyse s’appuie sur une enquête de terrain réalisée dans la Nièvre3 ainsi que dans quelques communes limitrophes des départements voisins, entre les mois de mars et octobre 2024. Des entretiens semi-directifs, d’une durée comprise entre 1 h 30 et 3 h 30, ont été menés avec 41 personnes, 23 agricultrices et 18 agriculteurs.
Une partie des interviewés ont été sélectionnés grâce aux listes de contacts fournies par la Chambre d’agriculture de la Nièvre et les Centres de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) de Charolles et Château-Chinon. L’enquête s’est appuyée sur une démarche en « boule de neige », consistant à poursuivre la campagne d’entretiens à partir de contacts fournis par les interviewés eux-mêmes, dans l’objectif de reconstituer les réseaux d’interconnaissance et d’appréhender l’inscription des personnes enquêtées dans l’espace social local. Cette démarche comporte des limites notamment en introduisant un biais qui vient réduire la représentativité de l’échantillon : les participants appartiennent à des réseaux affinitaires qui rassemblent généralement des personnes socialement proches. Il existe donc un risque de surreprésentation de personnes ayant des caractéristiques sociales similaires.

Parmi les divers sujets abordés dans le rapport final, cette note se concentre sur les trajectoires biographiques et d’entrée en agriculture des exploitants NIMA. Cette catégorie regroupe en effet des individus aux profils variés et aux carrières très hétérogènes. On y trouve des citadins sans aucune relation préalable avec les mondes agricoles, mais aussi des enfants de ­salariés agricoles, des techniciens agricoles en reconversion ou encore des individus d’origine rurale sans liens familiaux ou professionnels avec l’agriculture4.

En dépit du caractère localisé de notre recherche, les exploitants que nous avons interrogés recouvrent la quasi-totalité de l’espace social, par leurs origines sociales comme par leurs trajectoires professionnelles antérieures à l’installation. Âgés de 21 à 52 ans, ils sont issus de familles appartenant à presque toutes les fractions des classes populaires (8), moyennes (13) et supérieures (20), et ils ont occupé des emplois dans les domaines les plus divers : ouvriers agricoles et de l’industrie, employés, agents de maîtrise et cadres du privé, fonctionnaires de catégories A, B et C, indépendants et professions libérales, etc.

Pour mettre en lumière cette pluralité d’origines et de cursus, les quatre premières parties de la note décrivent les quatre principales familles de trajectoires : personnes en déclassement5, en situation d’exit ­professionnel6, en mobilité ascendante ou horizontale, et enfin personnes ayant connu une socialisation précoce au travail agricole. Pour terminer, la dernière partie s’intéresse aux systèmes de production mis en œuvre par ces agriculteurs et à leur insertion dans l’espace social local.

Des trajectoires de déclassement

Un premier ensemble de trajectoires concerne 10 agriculteurs et agricultrices issus des classes moyennes (professions intermédiaires du secteur public) et surtout supérieures (professions artistiques et intellectuelles, professions libérales, cadres du privé, etc.). Ils ont grandi dans des familles valorisant l’investissement scolaire. Parmi tous les individus enquêtés, ils sont les plus éloignés des mondes agricoles de par leurs origines sociales, aucun d’eux n’ayant de liens familiaux même distants avec des personnes appartenant à ce groupe professionnel.

En dépit de leur capital culturel hérité, six membres de ce groupe ont connu des parcours scolaires chaotiques, ponctués de redoublements, de réorientations et d’abandons d’études avant l’obtention du baccalauréat ou d’une licence. Après leur entrée dans la vie active, ils ont exercé divers emplois ne correspondant pas à leurs aspirations initiales, tels qu’ouvrier agricole saisonnier, assistante maternelle, ouvrier ou aide à domicile. Leur parcours professionnel a été entrecoupé de périodes de chômage plus ou moins longues et nombreuses.

Les quatre autres individus ont suivi une scolarité aboutissant à l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur (ou dans un cas d’un diplôme de niveau inférieur mais dans un domaine jugé attractif par la personne). Ils ont débuté une carrière correspondant à leurs aspirations : photographe, artiste plasticienne, chargée de mission dans une collectivité territoriale. Toutefois, les positions qu’ils occupaient étaient précaires et ne leur permettaient pas de dégager des revenus suffisants pour assurer leur subsistance. Ils ont alors dû accepter, parallèlement, des « emplois alimentaires » dans des secteurs ne ­correspondant pas à leurs diplômes : aide à domicile, employé dans l’hôtellerie, ouvrier, manœuvre de chantier.

L’ensemble de ces agricultrices et agriculteurs ont donc connu un déclassement au regard de la situation sociale de leur famille, assorti d’une frustration par rapport à leurs aspirations initiales. En raison de leurs difficultés d’insertion professionnelle, la plupart d’entre eux ont aussi été confrontés à de la précarité économique.

Pour ces personnes, âgées de 32 et 44 ans, la reconversion en agriculture représentait une voie potentielle de reclassement7. L’accès à un métier qu’ils louaient symboliquement, pour sa valeur environnementale ou son utilité sociale, pouvait contribuer à réduire le décalage entre leurs aspirations sociales et la réalité objective de leurs situations professionnelles.

Malgré l’absence de liens familiaux avec l’agriculture, des expériences vécues ont contribué à rendre envisageable cette voie de reconversion. Ces expériences incluent la découverte du travail agricole dans le cadre d’emplois saisonniers (récoltes, vendanges, taille, etc.), de périodes de « woofing » (participation bénévole dans une exploitation d’agriculture biologique), ou encore d’apprentissage de la culture de légumes dans un potager familial.

Pour six des dix nouveaux actifs agricoles de ce groupe, la reconversion vers l’agriculture a été précédée d’un engagement au sein de collectifs militants (ZAD de Notre-Dame-des-Landes, etc.), d’organisations humanitaires ou de projets d’habitat collectif visant la création d’une vie communautaire relativement autonome. Sous cet angle, leurs trajectoires se rapprochent de celles des « néoruraux » des années 19708.

Des trajectoires d’exit professionnel

Le deuxième ensemble de trajectoires regroupe quatorze agriculteurs et agricultrices aux origines sociales plus hétérogènes que celles du groupe précédent. On y constate la prédominance d’individus (9) issus de familles appartenant aux classes supérieures (professions intellectuelles, ingénieur et cadre du privé, chefs d’entreprise, professions libérales, etc.), mais on trouve également trois individus issus de familles des classes moyennes (artisan­-commerçant, fonctionnaires de catégorie B, technicien) et deux dont les parents appartiennent aux classes populaires (ouvriers et fonctionnaires de catégorie C).

Ces personnes ont connu des scolarités linéaires, avec obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur (allant du BTS au master), parfois au sein de filières sélectives (écoles d’ingénieur agronome et en mécanique, institut d’études politiques, école de commerce). À l’issue de leurs études, ils ont occupé des emplois d’encadrement dans la fonction publique ou dans le secteur privé (enseignants, chargés de mission, ingénieurs, cadres d’entreprise, etc.), ce qui leur a permis d’accéder à des niveaux de revenus confortables. Leurs salaires se situaient, en 2024, au-dessus du troisième quartile de la distribution des salaires français (salaire net ≥ 2 880 euros).

Ce deuxième groupe est moins éloigné du monde agricole que le précédent : six personnes ont des liens préalables avec ce secteur d’activité, que ce soit par leurs origines familiales (un grand-père ou un oncle agriculteur), par leurs trajectoires scolaires (diplôme d’ingénieur agronome) ou par l’exercice d’un métier en relation avec l’agriculture (chargée de mission Natura 2000, chargée de mission dans un parc régional, ingénieure d’études à INRAE, directeur d’une association de développement rural, etc.).

Leurs reconversions professionnelles ne relèvent cependant pas de la réactivation d’une « vocation agricole contrariée9 », car rien n’indique que ces personnes aient souhaité devenir agriculteurs à un moment antérieur de leurs vies. On est donc en présence de véritables « bifurcations10 », qui se distinguent des « retours à la terre » des années 1970 en ce qu’elles ne s’inscrivent pas dans le prolongement d’un processus d’engagement militant et contestataire, mais représentent l’aboutissement d’une trajectoire d’exit professionnel11.

Pour la majorité de ces individus, la reconversion est motivée par un désenchantement12 et une érosion progressive de leur conviction dans le métier précédemment exercé (illusio professionnel13), liés à l’expérience d’un ­décalage entre les croyances intériorisées et les conditions pratiques d’exercice du métier. C’est le cas des personnes ayant de fortes préoccupations environnementales et travaillant dans des secteurs en lien avec ces préoccupations (parc naturel, collectivité locale, Inrae, etc.), qui après avoir constaté les retombées limitées de leur travail voient dans l’installation agricole l’opportunité d’exercer un métier plus en accord avec leurs dispositions et croyances.

Dans quelques cas cependant, l’exit s’explique plus simplement par des conditions de travail contraignantes (stress élevé, horaires, déplacements fréquents, éloignement prolongé du domicile, etc.), et il n’implique pas une remise en cause du sens du métier exercé. Pour ces individus, l’installation en agriculture répond avant tout à la recherche d’un meilleur équilibre entre vies professionnelle et familiale.

Ces éléments ont permis à ces futurs agriculteurs et agricultrices d’envisager une mobilité professionnelle qui, au vu de leurs carrières antérieures, paraissait très improbable. Leur reconversion implique en effet un déplacement notable dans l’espace social, ainsi qu’une forte perte de revenus, ce qui constitue généralement un frein à la concrétisation d’un projet d’installation en agriculture14. Il faut souligner que pour une partie des personnes rencontrées (4 hommes et une 1 femme sur 14), l’entrée en agriculture a été facilitée par la présence d’un conjoint occupant un emploi bien rémunéré, ce qui a atténué l’impact financier de la reconversion sur le foyer.

Des mobilités sociales ascendantes ou horizontales

Pour un troisième groupe d’individus, l’installation en agriculture représente une mobilité de moindre ampleur, tant sur le plan social que géographique. Leurs parents sont en effet ouvriers, employés de l’hôtellerie (serveuse, cuisinier) ou artisans (coiffeuse, garagiste). Ces origines rendent les reconversions plus probables que les précédentes, les nouveaux entrants dans le métier agricole étant en général davantage issus des mondes ouvriers et indépendants que des professions intermédiaires, des cadres et des professions intellectuelles15,16.

Ces individus se distinguent par leur fort ancrage local. Cinq d’entre eux ont grandi dans le département, tandis que les deux autres, originaires de la région parisienne, ont un conjoint originaire de la Nièvre. Ayant été élevés en zone rurale, les cinq premiers ont côtoyé des agriculteurs dès leur enfance – membres de la famille, amis ou voisins – sans pour autant développer une vocation agricole précoce. Comme pour les personnes en exit professionnel, rien n’indique qu’ils aient souhaité devenir agriculteurs à des moments antérieurs de leur vie.

Au cours de leur scolarité, ces personnes se sont orientées vers une filière professionnelle, obtenant des diplômes de niveau inférieur ou égal au baccalauréat (CAP, BEP, baccalauréat professionnel), dans des domaines sans lien avec la production agricole (vente, logistique, aide à la personne, comptabilité, secrétariat, etc.). À leur entrée dans la vie active, elles ont occupé des emplois correspondant à leur niveau de qualification, en tant qu’ouvriers, employés (vendeuses, secrétaire, aide à domicile) et, dans un cas, agent de maîtrise dans une usine. Leurs projets d’installation en agriculture ont émergé à l’issue d’emplois salariés occupés pendant des périodes relativement longues (6 ans dans un cas, entre 10 et 22 ans dans les autres).

Lorsqu’ils évoquent leur reconversion, ces individus mettent en avant les contraintes associées à leurs emplois antérieurs, plutôt que l’attrait pour l’activité agricole. Ils soulignent notamment la pénibilité des conditions de travail, les rapports de subordination hiérarchique, les faibles rémunérations et les horaires contraignants. Pour eux, l’entrée en agriculture représente une opportunité de gagner en autonomie, tant dans la prise de décisions que dans l’organisation de l’emploi du temps et la définition des priorités. Ils cherchent également à atteindre un meilleur équilibre entre vies professionnelle et familiale.

Ces objectifs rejoignent donc ceux d’une partie des cadres, qui se reconvertissent en agriculture à l’issue d’une trajectoire d’exit professionnel. Cependant, les implications pratiques et symboliques de ces bifurcations diffèrent nettement. Tandis que la reconversion des anciens cadres implique un certain déclassement social et une perte de revenus conséquente, pour ces personnes de milieu populaire, l’installation en agriculture constitue une mobilité ascendante (hormis le cas d’un ancien contremaître, où il s’agit plutôt d’une mobilité horizontale), par l’accès au ­statut d’indépendant.

Des vocations agricoles précoces

Un dernier ensemble de trajectoires d’entrée en agriculture regroupe 10 individus ayant développé, dès l’enfance ou l’adolescence, un vif intérêt pour ce secteur. Leurs origines sociales et géographiques se révèlent hétérogènes. Cinq d’entre eux sont issus de familles d’ouvriers, employés, contremaîtres ou indépendants, et se rapprochent ainsi des profils du groupe précédent. Les autres sont issus des fractions culturelles des classes moyennes ou des classes supérieures (parents professeur, ingénieur, cadre d’entreprise, psychologue, institutrices), et ressemblent ainsi davantage aux personnes en déclassement ou en exit professionnel. Par ailleurs, le groupe se divise équitablement entre ceux ayant grandi en milieu rural et ceux issus d’un milieu urbain.

Malgré cette diversité d’origines sociales et géographiques, tous ces individus partagent un élément biographique déterminant : une socialisation précoce au travail agricole. Pour ceux ayant grandi en milieu rural, cette socialisation s’est généralement opérée à travers la fréquentation d’une ferme voisine, d’un proche ou d’un camarade d’école. Pour les autres, elle s’est faite lors de séjours de vacances en zone rurale, au contact direct d’agriculteurs.

Leurs récits de vie mettent en avant ces expériences dans la genèse d’une passion et d’une vocation précoces. Ils indiquent avoir envisagé de devenir agriculteur dès leur jeunesse, tout en étant conscients des obstacles inhérents à la concrétisation d’un tel projet, tels que l’accès au foncier ou les coûts liés à la reprise d’une exploitation.

Si de tels récits peuvent être rétrospectivement construits, afin de donner une cohérence à des trajectoires autrement fragmentées17, l’intérêt précoce pour l’agriculture est étayé ici par des éléments objectifs concernant les choix d’orientation scolaire, la gestion du temps libre et les choix professionnels. Dès leur formation initiale, ces individus se sont orientés vers des filières d’enseignement agricole : neuf ont obtenu un baccalauréat agricole, sept un brevet de technicien supérieur agricole (BTSA en « Analyse, conduite et stratégie de l’entreprise agricole » ou « Productions animales »), le dernier ayant validé une licence puis un master en agronomie dans un pays européen. Huit d’entre eux attestent avoir consacré une partie de leurs vacances scolaires à travailler, à titre bénévole ou rémunéré, dans des exploitations. Enfin, après leur formation, huit ont occupé des emplois de salarié agricole, parfois alternés avec des emplois de conseiller technique, formateur agricole, commercial ou conducteur d’engins. Ces éléments indiquent que si la vocation agricole ne remonte pas nécessairement à l’enfance, elle s’est progressivement construite au fil d‘expériences ludiques, scolaires et professionnelles. Pour ces agriculteurs et agricultrices, l’installation ne constitue donc pas une reconversion mais la concrétisation d’un projet préexistant. Leurs passages par l’emploi salarié sont généralement de plus courte durée que ceux des membres du groupe précédent (entre deux et quatre ans, à l’exception de deux personnes ayant des expériences salariées de six et douze ans).

Quels effets sur les modes de production et l’insertion dans le groupe professionnel ?

La typologie proposée se reflète dans les systèmes déployés par les agriculteurs et agricultrices, mais aussi dans leur insertion dans le groupe professionnel local. Concernant les modes de production, on constate par exemple des divergences notables dans les choix d’orientation technique selon les quatre groupes identifiés (figure 2).

Figure 2 - Les orientations technico-économiques par trajectoire d’entrée en agriculture

Les orientations technico-économiques par trajectoire d’entrée en agriculture

Un graphique présente les orientations technico-économiques des exploitations enquêtées, selon la trajectoire d’entrée en agriculture. Le maraîchage est par exemple l’orientation de plus de la moitié des exploitations relevant de la trajectoire d’exit professionnel.

Source : rapport final, page 53

Les individus en exit professionnel se sont principalement dirigés vers le maraîchage (8/14), tandis que ceux en mobilité ascendante ou horizontale ont majoritairement opté pour l’élevage de volailles (4/7). Les personnes précocement socialisées à l’agriculture ont plébiscité l’élevage de ruminants (10/10), alors que celles en déclassement ont privilégié (7/10) des orientations plus atypiques (Plantes à parfums, aromatiques et médicinales, boulangerie, production de laine, petits fruits, pépinière). Les personnes ayant connu une trajectoire de déclassement social ou d’exit professionnel se sont principalement tournées vers l’agriculture biologique (20/24), tandis que celles qui ont connu une socialisation précoce à l’agriculture ou une mobilité professionnelle ascendante/horizontale ont davantage déployé des systèmes conventionnels (11/17).

Les différentes trajectoires des personnes ont aussi des conséquences sur leurs modalités d’inscription dans les mondes agricoles. Les individus qui ont connu une socialisation précoce au travail agricole manifestent une grande facilité d’intégration. Leurs conceptions de l’agriculture sont proches de celles des exploitants héritiers et leurs modes de production s’inscrivent généralement dans la continuité des modèles dominants à l’échelle locale. Ces éléments favorisent les relations d’entraide, l’achat groupé de matériel et les chantiers de travail en commun. Ces nouveaux actifs agricoles paraissent par ailleurs bien intégrés à différents types d’organisations (CUMA, syndicats, Crédit agricole, etc.), au sein desquelles ils occupent parfois des postes d’élus.

Par contraste, l’intégration des individus ayant connu une trajectoire de déclassement ou d’exit professionnel est plus compliquée. Ils conçoivent l’agriculture comme une activité dont la finalité n’est pas uniquement de produire, mais aussi de préserver l’environnement et la biodiversité. Ces éléments sont à l’origine de tensions, avec les agriculteurs héritiers, qui se cristallisent sur quelques sujets : entretien des haies, utilisation des produits chimiques, rapport à la chasse, aux prédateurs et aux nuisibles. Ces tensions les amènent à se tourner exclusivement vers des collègues partageant leurs valeurs et visions, ce qui conduit à la construction d’un entre-soi professionnel18. Ils constituent un groupe relativement isolé dont les relations avec les agriculteurs héritiers sont très limitées.

Conclusion

Si la figure du néorural retournant à la terre s’est largement imposée dans l’opinion publique et dans les représentations médiatiques des espaces ruraux, plusieurs recherches en sciences sociales se sont attachées à déconstruire cette catégorie, en mettant en évidence l’hétérogénéité de situations qu’elle recouvre19. Dans le prolongement de ces travaux, nous avons proposé une typologie qui rend compte de la diversité des profils et des trajectoires d’entrée en agriculture des exploitants « non issus du milieu agricole ».

L’intérêt de cette typologie n’est pas uniquement scientifique, puisque les différentes trajectoires impactent directement les conditions d’installation. Les membres des quatre groupes sont en effet inégalement armés en vue de la concrétisation de leurs projets. Les individus en déclassement et en exit professionnel peuvent compter sur un important capital culturel et économique (propre ou hérité), tandis que ceux précocement socialisés à l’agriculture se distinguent par leurs compétences techniques. Les personnes en mobilité ascendante ou horizontale ont quant à elles peu de ressources économiques et culturelles, mais ceci peut être compensé par leur ancrage local20. Ces éléments conduisent à réaffirmer l’importance de l’analyse des trajectoires biographiques dans l’étude des dynamiques de renouvellement générationnel en agriculture.

Enfin, la question du devenir sur le long terme de ces reconvertis en agriculture n’a pas été étudiée au cours de cette recherche, mais elle mériterait d’être explorée. À ce sujet, une distinction nette semble apparaître entre, d’un côté, les personnes en mobilité ascendante ou qui ont connu une vocation agricole précoce, et qui envisagent généralement de poursuivre jusqu’à la retraite voire de transmettre à leurs héritiers, et de l’autre celles en déclassement ou en exit professionnel, qui n’excluent généralement pas une nouvelle reconversion si les conditions évoluent.

Daniele Inda21, Benoît Coquard, Yannick Sencebé
Inrae Bourgogne-Franche-Comté, Cesaer


Notes de bas de page

1 - Cocquard B., Inda D., Sencebe Y., 2025, Renouvellement des actifs et transformations des modèles agricoles, rapport pour le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire

2 - Purseigle F., Hervieu B., 2022, Une agriculture sans agriculteurs, Paris, Presses de Sciences Po.

3 - Ce département est particulièrement concerné par le défi du renouvellement des actifs agricoles, en raison d’un taux de remplacement parmi les plus faibles de la région : Chambres d’agriculture de Bourgogne-Franche-Comté, 2020, Observatoire prospectif de l’agriculture de Bourgogne-Franche-Comté.

4 - Chouteau A., Bousses M., Lescoat P., 2020, Les personnes Non issues du milieu agricole : le futur du renouvellement des générations en élevage ?, rapport d’étude, IDELE.

5 - Bourdieu P., 1978, « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales, 24, pp. 2-22.

6 - Samak M.,2016, « La politisation variable des alternatives agricoles », Savoir/Agir, 38(4), pp.29-35

7 - Paranthoën J.-B., 2021, « Des reconversions professionnelles en train de se faire vers le maraîchage biologique : ethnographie d’une formation », Travail et emploi, 166-167, pp. 103-129.

8 - Léger D., 1979, « Les utopies du “retour” », Actes de la recherche en sciences sociales, 29, pp. 45-63. Rouvière C., 2015, Retourner à la terre. L’utopie néorurale depuis les années 1960, Presses universitaires de Rennes.

9 - Nicolas F., 2017, « L’agriculture biologique : un travail pas comme les autres ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, 32, pp. 69-90.

10 - Bessin M., Bidart C., Grossetti M. (Dir.), 2010, Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, La Découverte.

11 - Samak M., 2016, art. cit.

12 - Denave S., 2006, « Les conditions individuelles et collectives des ruptures professionnelles », Cahiers internationaux de sociologie, 120, pp. 85-110.

13 - Dain A., 2024, « Une “quête de sens” ? Construction du sens par des reconverti·es dans l’artisanat », Formation emploi, 165, pp. 85-108.

14 - Paranthoën J.-B., 2021, art. cit.

15 - Paranthoën, J.-B., 2014, « Déplacement social et entrées en agriculture. Carrières croisées de deux jeunes urbains devenus maraîchers », Sociétés contemporaines, n° 96, pp. 51-76.

16 - Ce groupe ne compte que 7 individus car la démarche empirique adoptée, en « boule de neige », a conduit à rencontrer principalement des personnes correspondant aux deux premiers profils, celles-ci étant davantage interconnectées.

17 - Bourdieu P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, pp. 69-72.

18 - Dain A., 2024, art. cit.

19 - Bruneau I., 2006, La Confédération paysanne. S’engager à « juste » distance, thèse de doctorat, université Paris X. Nicolas F., 2017, « L’agriculture biologique : un travail pas comme les autres ? », art. cit. Samak M., 2021, « Devenir agriculteur biologique. Les conditions sociales d’une hétérodoxie professionnelle », Sociétés contemporaines, 124, pp. 125-150. Paranthoën J.-B., 2021, art. cit.

20 - Renahy N., 2010, « Classes populaires et capital d’autochtonie », Regards Sociologiques, 40, pp. 9-26.

21 - Au moment de la réalisation des travaux présentés ici. Actuellement à Inrae Bordeaux-Nouvelle Aquitaine, UR ETTIS.