Sécurité alimentaire : ambitions, paradoxes et stratégies des pays du Golfe
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Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture, de l’Agro-alimentaire et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.
Cette Analyse aborde la notion de « sécurité alimentaire » et les défis de l’approvisionnement en denrées agricoles. À partir de l’exemple de la péninsule Arabique, elle éclaire les stratégies singulières de pays aux environnements contraignants, aux ambitions très fortes et aux capacités d’investissement considérables. Si la diversification des sources d’approvisionnement est prioritaire pour les États de la région, la mise en place de stocks stratégiques et la recherche d’autosuffisance, pour des productions ciblées, constituent également des objectifs majeurs. Les pays du Golfe intensifient leurs investissements internes afin de s’imposer comme laboratoires des systèmes alimentaires de demain, tout en multipliant les investissements internationaux pour renforcer leur influence.
Introduction
Avec moins de 1 % de terres arables, les Émirats arabes unis (EAU) ambitionnent de se hisser en 2050 à la première place de l’Indice mondial de sécurité alimentaire (Global Food Security Index - GFSI). Un tel objectif met en lumière la dimension multicritère de la sécurité alimentaire, qui dépasse largement les seules capacités locales de production. Il révèle également la place nouvelle que les pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG)1 – Arabie saoudite, EAU, Qatar, Koweït, Bahreïn, Oman – cherchent à occuper sur la scène agroalimentaire mondiale. Cette ambition se traduit par des investissements massifs dans l’innovation, la production agricole offshore, la logistique ou « l’importation de talents » pour construire les systèmes alimentaires du futur. En dépit de contraintes environnementales extrêmes, ces pays s’appuient sur leur puissance financière et sur un volontarisme politique fort pour réduire leurs dépendances aux importations et leurs vulnérabilités géopolitiques, à l’image du verrou du détroit d’Ormuz où transitent 80 à 100 % du blé destiné au Qatar, au Koweït et au Bahreïn.
À partir de l’exemple de la péninsule Arabique, cette note propose une réflexion sur la notion de « sécurité alimentaire » et ses défis contemporains. En s’écartant des controverses autour des distinctions entre « sécurité » et « souveraineté » alimentaires2, elle éclaire la complexité et les réalités concrètes de l’approvisionnement des populations, dans un contexte régional spécifique.
La première partie revient sur la définition et les critères d’évaluation de la sécurité alimentaire, et sur ses implications pour les pays du Golfe. La partie suivante décrit leurs stratégies nationales, et les initiatives mises en œuvre pour faire face aux incertitudes et répondre à leurs ambitions. Enfin sont proposés deux scénarii prospectifs d’ici 2050.
Du cadre théorique de la sécurité alimentaire à sa mise en œuvre dans le Golfe
Une approche multidimensionnelle et systémique
Le concept de « sécurité alimentaire » a évolué et s’est enrichi au cours des dernières décennies. Alors que la première Conférence mondiale de l’alimentation (1974) a donné la priorité à l’augmentation de la production agricole, le Sommet mondial de l’alimentation de 1996 définissait quatre piliers pour la sécurité alimentaire : disponibilité, accessibilité, utilisation et stabilité, attestant de l’attention accrue aux conditions physiques, économiques et sociales de l’alimentation. En 2020, le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE) introduit « l’agentivité » (dérivé du terme anglais « agency »), qui accorde une place nouvelle aux choix alimentaires des populations, et la durabilité, qui intègre le temps long. Ces six dimensions (figure 1) s’imposent aujourd’hui dans les organisations internationales et sont relayées par les acteurs des systèmes alimentaires.
Figure 1 – Les six dimensions de la sécurité alimentaire selon les institutions internationales
| Dimension | Description |
|---|---|
|
Disponibilité |
Quantité suffisante d’aliments produits ou importés sur un territoire donné → Garantir que la quantité de nourriture réponde aux besoins par la production locale, le commerce ou le stockage. |
|
Accessibilité |
Capacité des individus à obtenir de la nourriture → Assurer l’accès physique, économique et social aux denrées alimentaires. |
|
Utilisation |
Qualité nutritionnelle, sécurité sanitaire, connaissances et pratiques alimentaires → Assurer une bonne absorption et l’utilisation optimale des nutriments. |
|
Stabilité |
Accès régulier et fiable à la nourriture dans le temps → Assurer la pérennité de l’accès à une alimentation suffisante et nutritive, indépendamment des crises et fluctuations. |
|
Agentivité |
Capacité des individus et des communautés à choisir librement leur alimentation → Tenir compte des choix individuels et des préférences culturelles et assurer la participation active des individus dans les systèmes alimentaires. |
|
Durabilité |
Satisfaction des besoins alimentaires actuels sans compromettre ceux des générations futures → Assurer la régénération à long terme des systèmes naturels, sociaux et économiques. |
L’évolution de cette définition atteste de la transformation des agendas politiques au gré des crises et des urgences, comme des nouvelles attentes sociétales. Elle reflète également le caractère complexe et multi-dimensionnel de la question. Par exemple, l’accessibilité englobe à la fois des aspects physiques (ex. performance logistique, réseaux de commercialisation), économiques (ex. cours des matières premières, nature oligopolistique ou concurrentielle des marchés) et sociaux (ex. âge, sexe). Ces dimensions s’influencent entre elles et appellent une approche systémique et dynamique, fondée sur une diversité de solutions loin de toute réponse unique. Malgré cette complexité, des indices synthétiques ont été construits afin de comparer les pays entre eux. La tentative la plus aboutie est le Global Food Security Index (GFSI), publié par The Economist Intelligence Unit, qui évalue 113 pays selon 59 critères couvrant les dimensions d’accessibilité, disponibilité, qualité et durabilité/adaptation3.
Contraintes et paradoxes de la sécurité alimentaire des pays du Golfe
La péninsule Arabique se caractérise par des climats arides à hyperarides, où les ressources en terre et en eau douce sont très limitées et menacées par l’explosion des usages résidentiels, agricoles, industriels, touristiques, etc. La pression démographique s’accentue aussi dans la région. En 2024, les six pays du CCEAG comptaient environ 60 millions d’habitants et, d’ici 2050, ce chiffre devrait atteindre 83,5 millions (+ 39 %). Chacun de ces pays se distingue d’ores et déjà par un indice de pénurie hydrique parmi les plus élevés de la planète4. Dans l’émirat d’Abu Dhabi (EAU), le rythme d’exploitation des eaux souterraines est 25 fois plus rapide que leur recharge, et le niveau de la nappe baisse de 1 à 5 m par an5. La salinisation dégrade par ailleurs fortement la qualité de l’eau. À ces défis s’ajoutent des contraintes géopolitiques et géoéconomiques (figure 2) : verrous maritimes, conflits régionaux, dépendance aux marchés internationaux etc.
Figure 2 – Les pays du Golfe dans leur environnement
Cette carte centrée sur la péninsule Arabique localise les six pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, leurs principales infrastructures portuaires, les verrous maritimes et les espaces de tensions à l’échelle régionale. Un tableau indique, pour chaque pays, la population, la part de terres arables et le rang dans le classement de l’indice mondial de sécurité alimentaire (GFSI).
This map centred on the Arabian Peninsula shows the six Gulf Cooperation Council countries along with their principal port infrastructures, maritime choke points and regional tension zones. A table details each country’s population, share of arable land, and ranking in the Global Food Security Index (GFSI).
Source : Atelier de cartographie de Sciences-Po ; auteure
Les pays du CCEAG occupent néanmoins des positions plutôt favorables dans le dernier classement du GFSI de 2022 (figure 2), tous dans la première moitié et même certains dans le premier tiers. Apparaît ainsi le paradoxe d’une sécurité alimentaire relativement élevée dans des pays peu ou non agricoles6. En 2022, les terres arables couvraient des superficies nationales réduites (de 0,3 % en Oman jusqu’à 2,7 % au Bahreïn)7, tandis que la valeur ajoutée de l’agriculture et de la pêche représentait seulement entre 0,3 % (Qatar) et 2,6 % (Oman) du PIB8. Jusqu’à récemment, les paysages et les activités agricoles de la région étaient essentiellement dominés par l’élevage pastoral (petits ruminants et camélidés) et la présence d’oasis dispersées. Le choc pétrolier de 1973 et la menace américaine d’un embargo alimentaire ont placé les enjeux agroalimentaires sur l’agenda régional, initiant les premières politiques agricoles nationales. L’Arabie saoudite s’est par exemple fixée un objectif d’autosuffisance en blé. Celui-ci a été atteint en 1984, au prix de subventions coûteuses et de la surexploitation des nappes souterraines, contraignant le pays à revoir son modèle et réduire drastiquement sa production céréalière au tournant des années 1990.
Nourrir 60 millions de personnes dans le Golfe
En 2024, les importations couvraient, pour l’ensemble du CCEAG, 85 % de la consommation alimentaire, dont 90 % pour les céréales, 100 % pour le riz et 60 % pour la viande. La dépendance aux importations est également très élevée pour les intrants agricoles. Le fourrage, essentiel aux méga-fermes de la région, constitue par exemple une source majeure de vulnérabilité pour le secteur laitier local. La diversification des pays fournisseurs est un enjeu crucial, alors que 60 % du fourrage (notamment la luzerne) importé par l’Arabie saoudite et 45 % pour le Qatar proviennent des États-Unis.
Les routes maritimes internationales et les grands ports régionaux sont d’une importance vitale pour l’approvisionnement des populations. Dans le cas saoudien, plus de 80 % des importations alimentaires sont acheminées par voie maritime jusqu’aux ports de Djeddah (mer Rouge) et Damman (Golfe persique). Alors que le maïs brésilien et argentin approvisionne les élevages locaux, le blé est importé des pays du pourtour de la mer Noire (notamment Russie et Roumanie). Le riz, largement consommé par les populations d’origine asiatique – majoritaires parmi les résidents étrangers –, provient majoritairement d’Inde. En complément, les voies terrestres et aériennes permettent d’acheminer les produits périssables (légumes jordaniens transportés par la route) et à haute valeur ajoutée (fruits rouges importés par avion des États-Unis).
La production locale, encouragée dans les dernières décennies, reste un défi majeur. Si elle se limite à quelques cultures saisonnières (légumes de novembre à avril) et productions animales stratégiques (lait, œufs, volaille, produits aquacoles), l’objectif est d’accroître les volumes et d’allonger les saisons de production par le recours à des solutions technologiques (serres climatisées, irrigation de précision).
Quant aux pratiques alimentaires régionales, elles se distinguent par leur diversité, reflet de sociétés façonnées par l’immigration (environ 10 % de nationaux seulement au Qatar et aux EAU). Dans un contexte de croissance économique rapide, d’urbanisation généralisée et d’ouverture touristique, de nouveaux modes de consommation se développent, révélant des préférences alimentaires et des pouvoirs d’achat très hétérogènes. Les restaurants étoilés au Michelin y côtoient les chaînes internationales de fast-food, dépendantes de livreurs à domicile au statut précaire. Au bas de la pyramide sociale, les travailleurs du bâtiment se nourrissent essentiellement de produits de base importés à bas coût et fournis par leurs employeurs.
Visions stratégiques et activisme agroalimentaire des pays du Golfe
La sécurité alimentaire, entre incertitudes et dilemmes stratégiques
La sécurité alimentaire est devenue une priorité stratégique depuis la crise financière de 2007-2008 et les chocs de la dernière décennie. Ceux-ci ont particulièrement affecté la péninsule Arabique : conflits et tensions géopolitiques (blocus contre le Qatar en 2017-2021, guerre au Yémen et attaques en mer Rouge, guerre en Ukraine, guerre au Soudan et menaces sur les investissements dans le pays) ; perturbations du commerce international et restriction des exportations (ex. riz indien de 2022 à 2024) ; événements météorologiques extrêmes (ex. inondations soudaines, tempêtes de sable). La politisation accrue de la question alimentaire s’est accompagnée de la mise en place d’institutions et d’entités nouvelles (ex. ministère de la sécurité alimentaire aux EAU, département de sécurité alimentaire au Qatar).
La volonté d’assurer simultanément sécurité alimentaire, sécurité hydrique et sécurité nationale engendre de véritables dilemmes pour les pouvoirs publics. Le secteur laitier en est un bon exemple : faut-il encourager l’autosuffisance, à l’image du choix du Qatar de créer en 2018 son champion national Baladna9, qui produit aujourd’hui 100 % du lait frais consommé et dont le modèle s’exporte (Algérie) ; ou faut-il privilégier les importations de lait afin de préserver les ressources en eau, diminuer la consommation d’énergie et réduire les risques liés à l’approvisionnement en alimentation animale ? Ces dilemmes, ainsi que les arbitrages politiques indispensables, orientent les stratégies de sécurité alimentaire.
Des stratégies ambitieuses aux horizons 2030, 2040 ou 2050
La sécurité alimentaire occupe une place centrale dans les documents de planification des pays du Golfe (Vision 2030 de l’Arabie saoudite, etc.) et fait l’objet de stratégies nationales. Élaborées avec l’appui de cabinets de conseil internationaux, ces stratégies reposent sur quatre piliers : assurer une production locale minimale ; constituer des stocks ; diversifier les sources d’importation ; investir à l’international pour sécuriser les approvisionnements.
Concernant la production locale, un nombre restreint de cultures est encouragé en fonction des niveaux de consommation nationale, et des capacités agronomiques et technologiques disponibles. Des objectifs d’autosuffisance ont été fixés pour une sélection de productions végétales et animales (figure 3). L’Arabie saoudite présente des taux d’autosuffisance supérieurs à 100 % pour certaines productions, qui sont alors exportées. À l’inverse, le Qatar interdit – ou autorise dans une proportion infime – les exportations agricoles, refusant d’exporter virtuellement ses ressources hydriques. La gestion de l’eau souterraine ou dessalée est en effet essentielle pour assurer la sécurité hydrique. Par exemple, l’agriculture saoudienne consomme 67 % de l’eau douce du pays : 38 % vont aux palmiers dattiers (fortement consommateurs) et un tiers aux céréales et au fourrage, dont la production fait l’objet d’une régulation accrue.
Figure 3 – Taux d’autosuffisance (actuel et projeté) d’une sélection de productions agricoles en Arabie saoudite et au Qatar
| Produits | Arabie Saoudite | Qatar | |||
|---|---|---|---|---|---|
| 2023 | 2030 | 2022 | 2030 | ||
| Lait, produits laitiers |
129 % |
150 % |
100 % (lait) |
100 % |
|
|
Volaille (viande fraîche) |
71 % |
100 % |
98 % |
100 % |
|
|
Viande rouge (viande fraîche : |
61 % |
100 % |
19 % |
30 % | |
|
Œufs |
100 % |
100 % |
25 % |
70 % | |
|
Concombres |
102 % |
– |
70 % | 40 % | 55 % |
|
Tomates |
76 % |
100 % |
34 % | ||
|
Aubergines |
107 % |
– |
57 % | Total des légumes choisis |
Total des légumes choisis |
|
Poivrons |
83 % |
– |
19 % |
||
|
Courgettes |
100 % |
– |
76 % |
||
|
Dattes |
119 % |
150 % |
Indisponible |
Indisponible |
– |
|
Crevettes |
147 % |
Maintien de |
Absence de production |
Absence de production |
– |
Lecture : le taux d’autosuffisance alimentaire (part de la production nationale dans la consommation alimentaire totale) se calcule ainsi :
Production locale / (Production locale + Importations – Exportations) x 100.
Source : Saudi General authority for statistics, 2023 ; Stratégie agricole de l’Arabie saoudite, 2020 ; Stratégie 2030 de sécurité alimentaire du Qatar, 2025
Les stocks forment le second pilier des stratégies de sécurité alimentaire du Golfe. De grands projets de construction de silos, d’entrepôts et de réservoirs d’eau potable ont été lancés depuis les années 2010. Des stocks d’intrants stratégiques (engrais, produits phytosanitaires, vaccins) sont également en cours de constitution. Parallèlement, des systèmes d’alerte précoce sont établis afin d’anticiper les pénuries et optimiser les flux. La mise en œuvre de ces projets demeure toutefois inégale au sein du CCEAG, les EAU faisant figure de précurseurs et la monarchie saoudienne cherchant à combler son retard.
La diversification des approvisionnements constitue le troisième pilier des stratégies nationales. La Stratégie 2030 du Qatar fixe par exemple un objectif de trois à cinq partenaires commerciaux pour chaque denrée essentielle importée, d’une part, et encadre la part maximale d’importations provenant d’un seul pays (35 à 55 % selon les produits), d’autre part. En 2023, plus de 70 % des tomates consommées au Qatar provenaient d’Iran, révélant une dépendance significative incitant à diversifier les sources d’approvisionnement. L’émirat complète ce processus de diversification par des accords bilatéraux, ainsi que par des investissements internationaux, quatrième et dernier pilier des stratégies de sécurité alimentaire des pays du Golfe.
Leviers financiers et capacités de projection à l’international
L’aptitude des pays du Golfe à nourrir leurs populations repose sur leur puissance financière, elle-même fondée sur les revenus des hydrocarbures qui représentent de 55 % (EAU) à 90 % (Koweït) des recettes publiques. Les fonds souverains, détenus par l’État et financés par les excédents économiques nationaux (ex. Public Investment Fund (PIF) en Arabie saoudite ; Qatar Investment Authority), sont les instruments clefs des stratégies agro-alimentaires, et ils multiplient les investissements dans les actifs agricoles et les productions à l’international. En Arabie saoudite, le PIF a investi dans de puissantes firmes de l’agrobusiness via la Saudi Agricultural and Livestock Investment Company (SALIC), créée en 2009. Celle-ci détient 80 % du capital d’Olam (grains, Singapour), 33 % de Minerva (bœuf, Brésil), 11 % de BRF (poulet, Brésil) et 12,6 % de MHP (volaille, Ukraine). La SALIC investit également dans des entreprises publiques saoudiennes, dont Almarai, à la tête de la plus grande ferme laitière de la planète (plus de 90 000 vaches). Le fonds souverain émirati ADQ a quant à lui acquis 45 % du capital du traderLouis Dreyfus en 2020.
Afin de réduire la vulnérabilité des approvisionnements, les pays du Golfe cherchent à contrôler l’ensemble des étapes des chaînes de valeur. Les investisseurs publics et parapublics, relayés par le secteur privé, se tournent ainsi vers la production agricole offshore au sein de pays riches en eau et en terre10. Les EAU cultivent 960 000 ha de terres à l’étranger, dont 40 % sont exploités par des entreprises, détenues en partie ou en totalité par le fonds souverain ADQ (figure 4).
Figure 4 – Production offshore de deux entreprises contrôlées par le fonds émirati ADQ
|
Pays |
Superficies (ha) |
Nature des productions |
|---|---|---|
| Al Dahra : 360 939 ha cultivés | ||
|
Égypte |
260 787 |
Céréales, luzerne, pommes de terre, oignons, dattes, mangues, agrumes, grenades |
|
Roumanie |
54 633 |
Données non disponibles |
|
Serbie |
18 461 |
Fourrage, produits laitiers, pommes |
|
Espagne |
10 522 |
Fourrage |
|
États-Unis |
12 141 |
Luzerne, oignon, ail |
|
Autres (Maroc, Namibie, EAU) |
4 395 |
Olives, raisins, dattes, blé, produits laitiers |
| Unifrutti International Holdings : 24 600 ha de terres cultivées | ||
|
Chili |
11 450 |
Pommes, raisins, poires, cerises, pêches, myrtilles |
|
Italie |
1 700 |
Agrumes, poires, pêches, raisins |
|
Pérou |
4 200 |
Raisins, cerises, pêches, pommes, myrtilles |
|
Philippines |
1 700 |
Bananes |
|
Afrique du Sud |
5 000 |
Agrumes, raisins |
|
Autres (Argentine, Équateur, Espagne) |
550 |
Légumes, citrons, raisins |
Source : GRAIN, 2024
Les monarchies du Golfe investissent également massivement dans les chaînes logistiques et se tournent en particulier vers les littoraux africains et asiatiques11. Dubai Ports World et Abu Dhabi Ports Group, parmi les plus grands opérateurs portuaires du monde, construisent ainsi un réseau global de terminaux agroalimentaires. Associés à des zones franches et reliés aux espaces agricoles intérieurs, ils seront connectés au port de Jebel Ali (Dubaï).
Le Golfe à l’offensive, alliant quête d’influence et innovation agricole
Pour s’imposer sur la scène agroalimentaire mondiale, les pays du CCEAG mènent une action d’influence diplomatique et scientifique. Ils accueillent un nombre croissant de salons internationaux qui contribuent à leur rayonnement agro-diplomatique (ex. Gulfood à Dubai et Saudi agriculture à Riyad). Ils multiplient également les initiatives en faveur de la sécurité alimentaire, à l’instar de la Déclaration sur l’agriculture durable, les systèmes alimentaires résilients et l’action climatique, initiée par les EAU et signée par 134 pays à Dubaï (Cop28, 2023). La région héberge par ailleurs think tanks, fondations et centres de recherche dédiés aux futurs systèmes alimentaires (ex. le Centre International pour l’agriculture biosaline aux EAU ; Earthna Center for a Sustainable Future au Qatar).
En matière d’innovation, les EAU et l’Arabie saoudite rivalisent pour attirer chercheurs, experts et entrepreneurs innovants. Ils cherchent à s’imposer comme laboratoires de l’agritech et de la foodtech, capables de répondre au défi du changement climatique. Leurs conditions environnementales deviennent alors un atout, faisant de ces territoires arides un espace-test idéal. L’université saoudienne KAUST (King Abdullah University of Science and Technology) héberge par exemple le Centre d’excellence pour la sécurité alimentaire durable, où sont menées des études sur l’édition génomique du blé et la robotisation de la culture des palmiers-dattiers.
Le Golfe dans le système agroalimentaire mondial en 2050 à travers deux scénarios prospectifs
Les scénarios qui suivent imaginent la future place des pays du Golfe sur la scène agroalimentaire mondiale et leurs trajectoires d’ici 2050. Volontairement contrastées, ces anticipations ne prétendent pas décrire à l’avance la réalité, ni ce qu’elle devrait être, mais invitent à la réflexion. Elles se fondent sur une connaissance approfondie et une expertise du Moyen-Orient, et sur un travail bibliographique.
Scénario 1. CCEAG 2050, une union agro-technologique de premier plan
Au cours de la décennie 2030, les États du Golfe, surmontant leurs rivalités historiques, intensifient leur coopération, faisant du CCEAG une union politique et économique solide et structurée. Dans ce nouveau cadre régional, une stratégie commune de sécurité alimentaire est mise en œuvre afin de garantir l’approvisionnement des 80 millions de résidents de la péninsule. Elle repose sur la mutualisation des achats sur les marchés internationaux, sur des capacités de stockage et des projets agroalimentaires régionaux. Les systèmes agricoles intensifs en eau et en énergie sont progressivement délaissés alors que les contraintes environnementales s’accroissent. Les champions nationaux restructurent en profondeur leur organisation, déployant leurs investissements et répliquant leurs modèles dans de nombreux pays. Ces acteurs deviennent les piliers d’un réseau agro-industriel transnational, piloté depuis Riyad, Abu Dhabi ou Doha, intégrant exploitations, unités de transformation et corridors logistiques. Les pays du Golfe consolident dans le même temps leur rôle de hub de l’innovation agro-alimentaire, devenant leader des solutions climato-intelligentes. À l’horizon 2050, le CEEAG s’impose comme un centre d’excellence régional et mondial, porté par des instituts de recherche de pointe et des programmes internationaux co-financés par les États membres.
Scénario 2. Golfe 2050 : fragilités exacerbées de la sécurité alimentaire régionale
Jusqu’en 2030, les pays du CCEAG poursuivent leurs investissements agroalimentaires, dans un objectif d’autonomie stratégique. Cependant, les tensions internes se renforcent et entravent toute coordination régionale, à l’origine de duplications inefficaces d’infrastructures (productives/logistiques) et d’une concurrence accrue pour attirer entreprises et compétences. La viabilité des exploitations locales et la rentabilité des projets agro-industriels sont fragilisées par des ruptures d’approvisionnement (matières premières, composants technologiques), des investissements insuffisants et l’aggravation des risques climatiques, contribuant au renforcement des dépendances alimentaires et technologiques. Les projets d’agriculture extra-territorialisée se heurtent à des conflits d’usage croissants au sein des pays hôtes, imposant le retrait des investissements du Golfe à partir de 2035. Les crises géopolitiques et sanitaires fragilisent les routes commerciales et renforcent les replis nationaux, rendant les pays du Golfe particulièrement vulnérables et leurs approvisionnements erratiques. D’ici 2050, certains espaces de la péninsule Arabique, devenus inhabitables ou trop coûteux à aménager, seront marqués par l’augmentation des exils migratoires et un déclin démographique prononcé.
Conclusion
L’étude des pays du Golfe contribue à éclairer les stratégies et les instruments mobilisés par les États pour garantir l’approvisionnement de leurs populations. Cette analyse souligne l’importance de combiner les outils et d’adapter les approches au contexte. L’exemple singulier du CCEAG montre combien l’identification et l’anticipation des risques, ainsi que la capacité des États à se projeter à différentes échelles temporelles et géographiques, sont essentielles pour garantir une alimentation stable.
Si les pouvoirs publics doivent définir leurs politiques et partenaires, ils doivent paradoxalement assumer des choix de dépendances. La diversification est devenue le maître-mot des stratégies de sécurité alimentaire des monarchies du Golfe : diversification des origines et des routes commerciales ; diversification des pays cibles des investissements agroalimentaires ; diversification des investissements tout au long des chaînes de valeur. Malgré des niveaux de sécurité alimentaire satisfaisants, leur vulnérabilité reste très élevée, et une partie des pays du Golfe développe des exercices prospectifs pour se préparer à de futurs chocs : épizooties, attaques des infrastructures de dessalement, fermeture des détroits ou effondrement du prix des hydrocarbures.
Delphine Acloque
Centre d’études et de prospective
Notes de bas de page
1 - Le Conseil de coopération des États arabes du Golfe, dont le siège est à Riyad (Arabie saoudite), a été créé en 1981. Il regroupe tous les pays de la péninsule Arabique, à l’exception du Yémen.
2 - Pour approfondir ces enjeux conceptuels, le lecteur pourra consulter la synthèse de Brun M., 2022, Sécurité alimentaire, souveraineté alimentaire : tout comprendre, Fondation FARM et les articles scientifiques de Makombe G., 2024, « The food security concept: Definition, conceptual frameworks, measurement, and operationalization », Africa Development. 48, 4 et Patel R., 2009, « Food sovereignty », The Journal of Peasant Studies, 36(3), pp. 663-706.
3 - Cette quatrième dimension, introduite en 2020, évalue la vulnérabilité d’un pays aux impacts du changement climatique, les risques liés aux ressources naturelles et les politiques d’adaptation.
4 - World Resources Institute, Aqueduct country rankings 2023, site consulté le 10/10/2025.
5 - Environment Agency Abu Dhabi, 2018, Groundwater Atlas of Abu Dhabi Emirate.
6 - L’expression « pays peu ou non agricoles » fait référence à la superficie très limitée de terres arables (moins de 1,5 % dans la plupart des pays du CCEAG) et la part réduite de l’agriculture dans le PIB et dans la population active.
7 - Banque mondiale, 2022, Part des terres arables dans la superficie nationale, Données Banque mondiale 2022, site consulté le 10/10/2025.
8 - Banque mondiale, 2024, Part de la valeur ajoutée de l’agriculture, de la sylviculture et de la pêche dans le PIB, Données Banque mondiale 2024, site consulté le 10/10/2025.
9 - Baladna signifie « notre pays » en arabe, confirmant le lien indissociable entre sécurité nationale et sécurité alimentaire et la politisation exacerbée de cette question dans le contexte du blocus contre le Qatar.
10 - M. Brun, 2019, « Produire et se nourrir dans les monarchies du Golfe », Revue internationale des études du développement, 237 ; C. Henderson, 2020, « Land grabs reexamined: Gulf Arab agro-commodity chains and spaces of extraction », Environment and Planning A: Economy and Space, 53(2).
11 - Grain, 2024, Des terres à la logistique : le pouvoir croissant des Émirats arabes unis dans le système alimentaire mondial, consulté le 23/07/2025.
Voir aussi
Environnement et sécurité alimentaire : le cas de la riziculture vietnamienne - Analyse n° 193
24 août 2023CEP | Centre d’études et de prospective
Financiarisation de la production agricole : une analyse des enjeux fonciers - Analyse n° 174
15 mars 2022CEP | Centre d’études et de prospective
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Les politiques agricoles à travers le monde
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