11 mars 2016 Info +

Bertrand Hervieu - La place des agriculteurs dans la société française

Le 2 février dernier, Bertrand Hervieu a prononcé une conférence au ministère sur la place des agriculteurs dans la société française. Le vice-président du CGAAER avait repris sa casquette de sociologue pour présenter la manière dont les grands courants de l'Histoire ont façonné le dessein de la paysannerie française, jusqu'à nos jours

Bertrand Hervieu, vice-président du CGAAER - ©Min/agri.fr

On ne peut comprendre la place qu'occupe aujourd'hui les agriculteurs dans la société française sans étudier les relations croisées que la paysannerie a entretenues au fil des siècles avec l’État, les marchés, le territoire et la politique.

Ce qui fut appelée la « Renaissance urbaine » au 12ème siècle a succédé à une longue époque d'économie autarcique centrée sur le village protégé par le château-fort. Le développement du commerce a alors fait émerger la figure du bourgeois ainsi que les corporations. Le commerce à la ville, la production aux champs. Une production agricole mais aussi artisanale, voire industrielle.

Cette répartition des fonctions entre les villes et les campagnes s'est grosso modo maintenue jusqu'au 19ème siècle. Le tissu industriel était émaillé dans les campagnes, au sein des manufactures privilégiées fondées par Henri IV et dans les grands bassins de production dessinés par Colbert. Toute richesse provenait de la terre, tandis que la ville dépensait avec ostentation.

Par comparaison, l'Angleterre avait autoritairement organisé la concentration des travailleurs dans les villes dès le 17ème siècle. En Italie et en Méditerranée, si les campagnes restaient le lieu de production, les villes accueillaient les populations.

A la fin du 19ème siècle, Gambetta réussit à installer durablement la République française en rapprochant la bourgeoisie urbaine du peuple rural : « Faisons chausser aux paysans les sabots de la République ! ». Avec la création en 1881 d'un puissant ministère de l'agriculture inspiré du modèle de celui des colonies, on instaure l'accès des paysans à la propriété, la coopération, le mutualisme et le crédit agricole. Une conception patriarcale, patrimoniale et patriotique de l'agriculture triomphe alors.

Durant la guerre 1914-1918, les paysans français paient le plus lourd tribut versé à la patrie. L'exode rural entamé vers 1860 est suspendu après la grande dépression de 1929. Le régime de Vichy consacre la paysannerie comme « le socle de la Patrie ».

Cette longue période accorde une place singulière et valorisante à la paysannerie dans la société française.

Après la deuxième guerre mondiale, si 47 % de la population française est agricole, la France n'est pour autant pas autosuffisante en matière d'alimentation. La mécanisation agricole héritée du Plan Marshall a libéré la main d’œuvre dont l'industrie avait alors besoin.

La Jeunesse agricole catholique, créée en 1929, se transforme dans les années 1950 en un mouvement d'éducation populaire et d'émancipation de la jeunesse agricole qui s'affranchit du modèle patriarcal ancien, sous l'impulsion de Michel Debatisse.

De Gaulle, qui entretient depuis la guerre une certaine méfiance à l'égard des paysans, déclare pourtant : « Un pays qui ne peut se nourrir n'est pas un grand pays. ».

Paradoxalement, les grandes lois agricoles des années 1960 sont très contestées au début. Mais elles sont le modèle de la politique agricole commune qui scelle la construction européenne. La terre-patrimoine devient un outil de travail. L'exploitation agricole type est occupée par un couple d'agriculteurs.

En mai 1968, la FNSEA est la seule organisation syndicale reçue par le Président de la République. L'électorat agricole se rallie au gaullisme et la question agricole imprègne encore durablement les politiques nationales.

Mais la fin du 20ème et le début du 21ème siècles révèlent une série de ruptures.

Rupture entre le modèle familial et le modèle sociétaire des exploitations agricoles. Rupture entre l'agriculture et l'alimentation dont on a oublié l'origine agricole. Rupture entre l'agriculture et le territoire : la délocalisation de productions, animales notamment, que l'on supposait impossible à délocaliser. Rupture entre l'agriculture et la nature : l’agriculture participe-t-elle à la nature ? Enfin, une rupture démographique qui inspire un sentiment de déclin : pour la première fois de son histoire, la population agricole française devient une minorité parmi d'autres. Si les agriculteurs constituent une catégorie socio-professionnelle de plus en plus éclatée en termes de revenus, de culture, de mode de vie…, ils se caractérisent par une certaine homogénéité de pensée et d'opinions qui les distinguent sensiblement des autres catégories socioprofessionnelles.

Bertrand Hervieu
Vice-président du CGAAER


S'abonner à La lettre du CGAAER